La nouvelle équipe aux manettes de l’économie sénégalaise inquiète beaucoup la « Macron team » pour l’Afrique. Non pas que le programme économique et social du PASTEF (Patriotes africains du Sénégal pour le travail, l’éthique et la fraternité, fondé en 2014 par Ousmane Sonko), annonce une claire rupture avec Paris, ni même un changement de paradigme. Mais les conseillers économiques du nouveau pouvoir sénégalais remettent en cause cadre conceptuel imposé depuis vingt ans au pays.
Olivier Vallée
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Cette lame de fond a beaucoup aidé au ralliement des couches urbaines au changement politique intervenu, malgré un climat politique plein d’incertitudes. Le Sénégal désavoue désormais ce que l’économiste Daniela Gabor a appelé « consensus de Wall Street ». Ce type d’économie dépendante a été décrié par un complice de Daniela Gabor, Ndongo Samba Sylla, pourfendeur du franc CFA. Selon lui, le Plan Sénégal Émergent soufflé par le FMI et la Banque mondiale a surtout bénéficié au capitalisme français. Pour Ndongo Samba Sylla : « la France demeure le premier investisseur au Sénégal, avec un stock d’Investissements Directs Etrangers estimé à 2 milliards d’euros soit 43 % du total. Le pays de la teranga (hospitalité en wolof) abrite près de 250 filiales d’entreprises hexagonales qui emploieraient plus de 30 000 personnes. »
La France est, en effet, l’un des principaux bénéficiaires du plan Sénégal émergent (PSE). « Notre part de marché, estime le Trésor français, en baisse constante depuis une décennie, s’est fortement accrue en 2019, atteignant 18,8 % (+ 4,1 points de pourcentage par rapport à 2018) (…). Les grands projets d’infrastructure du Plan Sénégal Emergent y ont largement contribué. » Parmi ces grands projets d’infrastructures financés par le Partenariat Public Privé figure l’autoroute à péage gérée par le groupe Eiffage.
Une dette gigantesque
Le PASTEF doit faire face à une dette considérable en dollars US du fait du financement des grands travaux commencés par Wade et poursuivis par Macky Sall, lui-même encouragé par la doctrine Macron. Le Président français ignore la pauvreté et l’inégalité du rapport Nord-Sud. Il préfère appeler l’UE et les banques multilatérales de développement à aider les pays émergents (dont le Sénégal serait l’exemple démocratique et libéral) dans leurs transitions, en « accélérant le financement des énergies renouvelables mais aussi de l’énergie nucléaire, dont le rôle est clé ».
De cette stratégie française et capitaliste, Daniela Gabor et Ndongo Samba Sylla ont illustré les effets négatifs dans le Grand Continent (24 décembre 2020) : « Prenons l’autoroute à péage entre Dakar, la capitale du Sénégal, et le nouvel aéroport (également financé par un partenariat public-privé). Sa gestion a été attribuée dans le cadre d’un contrat partenariat public-privé de trente ans au groupe français Eiffage. Le gouvernement sénégalais a emprunté environ 137 millions d’euros directement à la Banque africaine de développement (BAD) et à la France (via l’Agence française de développement) pour fournir la subvention à l’investissement à Eiffage et pour financer la restructuration des zones urbaines concernées et le déplacement des habitants. »
Ndongo Samba Sylla, avec un autre économiste alternatif allemand Kai Koddenbrock, critique systématiquement les effets néfastes du rattachement du Sénégal au franc CFA, la monnaie sénégalaise. Celle-ci est dépendante du cours de change car les emprunts en Eurobonds de Macky Sall sont, malgré leur nom, remboursés en dollars US. La dette sénégalaise s’alourdit avec les partenariats publics privés et, de plus, a besoin de plus en plus de devises hors euros pour son remboursement.
A la recherche d’une autre voie
Ainsi et sans en être forcément convaincu, le nouveau tandem à la tête du Sénégal rejoint l’exigence actuelle de souveraineté économique du continent africain. La fondation Rosa Luxembourg, où travaille Ndongo Sylla, concourt plus que l’Agence française de développement à cette nouvelle réflexion. Financé par le ministère fédéral de la coopération économique et du développement allemand, un ouvrage en anglais, « Economic and Monetary Sovereignty in 21st Century Africa », auquel a collaboré le même Ndongo Sylla, critique l’Union économique et monétaire ouest-africaine (UEMOA), le néolibéralisme et la bureaucratie africaine qui les font fonctionner. Du côté du maintien du franc CFA et de la Banque centrale ouest-africaine, en première ligne pour asphyxier le Sahel turbulent, la France officielle apparaît comme le contre-modèle de la souveraineté sénégalaise en voie de reconquête.
Soixante ans d’échecs
Le temps des constats est venu. La politique d’aide au développement de l’Afrique subsaharienne échoue depuis soixante ans. L’industrie de cette région s’articule encore autour du secteur des matières premières et de la transformation des productions agricoles. Aujourd’hui, la plupart des biens de consommation sont importés de Chine. Dans un environnement dépourvu d’écosystèmes industriels, les investissements désordonnés sont souvent vains.
Si l’emploi informel qui concerne 85 % de la population subsaharienne demeure la règle, les revenus augmenteront peu. Mais dans le cas d’une forte industrialisation, la hausse de pouvoir d’achat, l’enrichissement des États et la consommation industrielle permettraient de rentabiliser les équipements et d’honorer les engagements signés. Les ressources financières, malgré les plans européens comme le projet «Africa Atlantic Axis» (AAA) ou le «Plan de régionalisation de production Europe Afrique», n’irriguent toujours pas le tissu manufacturier sénégalais pourtant avantagé par sa situation géographique et un climat d’investissement en progrès. Macky Sall était fier du Projet d’Appui et de valorisation des Initiatives Entrepreneuriales, qui devait intervenir sur les maillons essentiels des différentes chaînes de valeur à fort potentiel de l’économie sénégalaise afin de lever les obstacles structurels à leur performance. Mais il est désormais manifeste qu’il a reçu peu d’argent par rapport aux ambitions des grands chantiers présidentiels.
Il va être difficile pour la nouvelle équipe de désamorcer les programmes de saupoudrage hérités de leur prédécesseur et de sortir de la dépendance à la dette. Parmi les hommes autour d’Ousmane Sonko, ceux qui sont passés par les écoles d’économie rurale et d’économie appliquée ont une vision réaliste de la situation. Malgré le fort taux d’urbanisation du Sénégal, l’agriculture et le vivrier sont la clé de la souveraineté alimentaire. L’énergie devrait aussi aider à une transition du pays, sans le coûteux solaire et le dangereux nucléaire promus par Paris.
Le Président sénégalais élu redoute aussi une sortie en solitaire de l’Union monétaire ouest-africaine et regarde plutôt vers un Eco qui effacerait, au moins symboliquement, le relent pénible du CFA, monnaie hyper-coloniale pour les jeunes Turcs de la souveraineté monétaire africaine.