Enfoncé dans l’un des élégants sofas de son bureau, le calme ne quitte à aucun moment le visage de Mahmoud Ben Rohmdane, ministre des affaires sociales tunisien. Pas même lorsqu’une cinquantaine de professionnels de la santé mécontents de l’état de leurs salaires se mettent à scander des slogans de protestations devant sa porte en pleine interview. « Les tensions sociales c’est tous les jours, tout le temps » lâche cet ancien professeur d’économie qui a présidé l’antenne tunisienne d’Amnesty International de 1998 à 1994.
Très critique de la gestion économique du pays par la « troïka », le gouvernement de coalition tunisien dont le parti islamiste Ennahda fut la force dominante pendant les quatre années qui ont suivi la chute de Ben Ali, il devient membre fondateur du parti « Nidaa Tounes » créé en 2012 pour porter le président Béji Caïd Essebsi au pouvoir fin 2014. En 2015, il entre d’abord au gouvernement en tant que ministre des Transports avant de prendre les rênes du ministère des affaires sociales et de démissionner de Nidaa Tounes dont il juge l’action décevante.
Pour Mondafrique, il dresse un bilan très inquiétant de la situation socio-économique en Tunisie.
Mondafrique. Cinq années se sont écoulées depuis le départ de Ben Ali en 2011, depuis les tensions liées au contexte socio-économique du pays sont loin d’avoir été apaisées…
Mahmoud Ben Romdhane : une révolution a été faite pour la dignité et les libertés, notamment d’expression, qui y sont attachées. Le problème c’est que les questions sociales et la dignité attachée aux droits sociaux ne sont pas là. Il y a une profonde aggravation de la situation socio-économique par rapport au moment de la révolution. Cela s’exprime à travers une montée du chômage qui est passé d’environ 13% à l’époque à 15,4% aujourd’hui. Surtout, le nombre de chômeurs diplômés est passé de 139 000 à 250 000. La situation est encore plus désastreuse pour les régions en souffrance.
Mondafrique. L’activité économique est considérablement ralentie. Comment expliquez-vous que l’on ne parvienne pas à sortir du marasme ?
M.B.R. La croissance n’a jamais été aussi morose. La moyenne annuel historique de la Tunisie sur les cinquante dernières années était de 5%. Aujourd’hui on est autour de 1,5% maximum. C’est une première dans l’histoire de la Tunisie.
On est passé par une phase de transition qui fut une période de destruction de l’ancien régime mais qui a aussi détruit en grande partie les institutions de l’Etat. Le gouvernement de la « Troïka » a saturé l’administration pour placer ses hommes ou sous la pression de mouvements sociaux plus ou moins organisés qui ont porté des revendications, provoquant la fuite des entreprises qui commençaient à s’installer dans les régions de l’intérieur. Ce sont finalement les régions les plus défavorisées, là où les mouvements sociaux sont les plus présents, qui ont rejeté les premiers noyaux industriels qui s’y constituaient depuis la fin des années 2000… C’est un cercle vicieux.
Mondafrique. Justement, le problème des inégalités de développement entre les régions constitue l’une des grandes sources d’instabilité du pays dont les marchés parallèles, concentrés principalement dans ces régions, représentent près de 50% de l’économie. Quelles mesures peuvent être prises ?
M.B.R. Plusieurs initiatives de développement sont prévues dans le cadre du plan de développement 2016-2020. Pendant la période de la transition, des financements étaient inscrits au budget pour faire émerger des projets dans les différentes régions du pays, notamment les plus défavorisées. Mais comme il n’y avait pas d’Etat, ces projets sont restés des voeux pieux. Il s’agit avant tout de faire sortir ces régions de l’isolement à travers notamment des infrastructures routières, autoroutières et de chemin de fer. C’est l’un des préalables nécessaires pour faire passer une partie de l’économie dans la légalité.
Mondafrique. Quel est l’état actuel des finances publiques ?
M.B.R. Elles sont en très forte tension. L’administration a servi de receptacle pour les chômeurs. Les recrutements par dizaines de milliers accompagnés par la montée des revendications en matière de rémunération ont gonflé la masse salariale qui a atteint des records. Par conséquent, le budget est sous très forte tension. Or, il n’est financé que par les ressources propres de l’Etat, faibles, et par les emprunts. Il faut donc recourir à l’endettement qui s’est fortement aggravé, avec une augmentation de 58% depuis 2010.
Mondafrique. Quel est l’impact économique de la situation sécuritaire extrêmement fragile du pays ?
M.B.R. Nous sommes à proximité du plus grand dépôt d’arme du monde, la Libye, qui est un pays sans Etat. Or, la Tunisie n’est pas préparée à cela. Le pays qui s’est toujours vanté de réserver ses ressources au développement doit désormais consacrer très rapidement une grande part des ressources aux forces militaires et de sécurité afin d’augmenter les recrutements et renforcer les équipements. Tout cela obère encore davantage le budget. Sans parler des conséquences catastrophiques sur le secteur du tourisme, de l’artisanat, des industries alimentaires et l’impact général désastreux sur l’image du pays pour les investisseurs.
Mondafrique. Comment jugez-vous le soutien international à la Tunisie ?
M.B.R. La solidarité internationale est bien relative et se résume le plus souvent à des déclarations. La Tunisie est mise à l’indexe par les pays européens et les Etats-Unis notamment comme lieu de tourisme. Par ailleurs, l’aide économique et la coopération en matière de sécurité restent faibles alors que le pays est une barrière contre l’extension du terrorisme vers l’Europe. Imaginez que la Tunisie devienne la Libye, que deviendrait l’Europe ? C’est bien l’isolement de la Tunisie que visent les terroristes. Ils veulent faire payer au pays le fait d’être une démocratie, un système qu’ils exècrent. Nous protégeons les côtes européennes de l’immigration illégale mais retenons aussi l’extension du terrorisme. Soit on créé la solidarité entre les pays soit on court à la catastrophe.