Les manifestations contre l’utilisation du gaz de schiste se multiplient en Algérie depuis que le gouvernement a autorisé son exploitation sur le territoire le 21 mai dernier
Pollution ? Cancer ? Menaces sur la culture des oasis ? Pour tous ceux qui s’inquiètent de l’exploitation du gaz de schiste en Algérie, le chef du gouvernement Abdelmalek Sellal rassure : cela ne fera pas plus de mal au pays, terre et habitants, qu’ « une couche bébé » jetée dans le désert.
Le gaz de schiste ou la ruine
Alors que le débat sur les alternatives aux hydrocarbures conventionnels est devenu une préoccupation mondiale, cette boutade d’une incroyable désinvolture relève de la propagande, même si Sellal fait de l’ironie populaire avec un certain plaisir. Il s’agit en réalité d’une nouvelle séquence dans la désinformation sur les grands enjeux énergétiques, économiques, écologiques et technologiques que dissimulent les choix du régime dans sa gestion de l’économie pétrolière. Une gestion dont dépend l’avenir de la société et de l’Etat algériens.
Aussi, sous la couche bébé se cache un terrible dilemme : « Si les réserves (de gaz naturel et de pétrole, NDRL) restent en 2030 à leur niveau actuel, nous n’allons couvrir que la demande nationale. Il n’en restera que très peu pour l’exportation » a déclaré le chef du gouvernement devant une Assemblée Nationale silencieuse. En clair, dans moins de 20 ans, nous n’aurons plus d’électricité dans nos chaumières et plus rien à congeler dans nos frigidaires en panne.
Devant la perspective d’une telle catastrophe nationale, le chef du gouvernement conclut que seul le gaz de schiste peut nous sauver. En clair, c’est le gaz de schiste ou la ruine. « Nous ne pouvons pas nous dérober » a-t-il déclaré, menacé par le ministre de l’énergie et des mines Youcef Yousfi. Cet influent technocrate proche des milieux pétroliers algériens et en charge depuis des décennies de la gestion de la politique énergétique du pays, a imposé sa position à Sellal. « Il serait criminel de ne pas exploiter ce gaz », a-t-il affirmé. Nous voilà prévenus.
Menaces, propagande et manipulations
Le couteau sur la gorge, entre menaces, propagande, et manipulations, les algériens sont sommés d’applaudir sans poser de question aux artisans d’un avenir aussi exaltant. Avant les applaudissement, ces derniers nous préparent à trembler de crainte. Pas trop quand même. Il ne faudrait surtout pas nous donner l’idée « criminelle » de transformer le pays en torchère, mais juste ce qu’il faut pour abandonner toute résistance et nous soumettre à la science funeste des pompeurs de pétrole.
Ainsi va l’art de la communication du régime algérien : il adore partager ses peurs mais jamais ses solutions. Des solutions prises dans l’urgence mais toujours déguisées en « long terme ». Un bien étrange rapport au temps, un peu comme celui de ces vieux messieurs qui portent d’anciennes vareuses militaire en plein été. Mais comme le long terme est en définitive une notion aussi aléatoire que le mensonge, nous sommes en droit de demander : à quelle heure ?
Petit calendrier du futur lointain.
Novembre 2012/ Réunion tripartite, gouvernement, syndicat, patronat : « On ne va pas le pomper aujourd’hui (le gaz de schiste) mais à échéance très lointaine allant à l’horizon 2040 », assurait le chef du gouvernement Abdelmalek Sellal.
1er juin 2014 / Assemblée Nationale/ Alger : Bien qu’ « irréversible », «l’exploitation du gaz de schiste interviendra à long terme » soutient encore Abdelmalek Sellal. Présentant son « programme », il précise que la démarche du gouvernement est seulement destinée à « préparer le terrain à son extraction dans un futur lointain ». Et de préciser : « Nous commencerons d’abord par l’exploration et la formation de cadres dans les cinq prochaines années.»
Si la formation donnée aux futurs cadres algériens est la même que celle présentée ce jour là à l’Assemblée, nous pouvons dormir tranquilles. Petit cours accéléré façon « couche bébé » de la fracturation hydraulique par le professeur Sellal: « C’est quoi les produits chimiques qu’on utilise ? L’eau monte, après on l’emmagasine et après elle est traitée. » Voilà, voilà.
12 et 18 juin 2012/ Kuala Lumpur/ Indonésie. Conférence mondiale du gaz : «Nous venons d’entamer le forage du premier puits de gaz de schiste en Algérie, appelé Ahnet 1, qui va nous permettre d’approfondir davantage nos données sur les réserves gazières non conventionnelles algériennes et d’établir les techniques de forage adéquates à ce type d’extraction de gaz.» Voilà ce qu’ annonçait triomphalement à Kuala Lumpour M. Chikhi selon une dépêche APS, l’agence d’information officielle. Cette même dépêche ajoutait qu’à cette Conférence mondiale réunissant le ghota du monde des affaires gazières étaient également présents, le ministre de l’ énergie, Youcef Yousfi, et le PDG de Sonatrach, la compagnie pétrolière nationale, M. Zerguine.
Entre ces deux déclarations, on peut en conclure que le « long terme » est pour le gouvernement une ligne d’horizon aléatoire : tantôt 2040, tantôt 2030 quand ce n’est pas déjà le passé proche. A moins qu’entre Alger et Kuala Lumpur, la vitesse de la lumière alliée à la conjonction des astres ne fassent rétrécir le temps, Abdelmalek Sellal trompe l’opinion. L’Algérie est déjà dans la phase d’exploitation du gaz de schiste à Aïn Salah, sur le plateau de l’Hanet et peut-être également à Timimoun dans la wilaya d’Adrar.
12 décembre 2013/ APS : « Un appel d’offre international devrait être lancé bientôt pour la recherche et l’exploitation d’hydrocarbures non conventionnels », a indiqué le 10 décembre à l’APS le président du comité de direction de l’Agence nationale pour la valorisation des ressources en hydrocarbures, Sid Ali Betata. » Alors nous sommes en droit de nous demander : le 10 décembre 2013, le 12 juin 2012 c’est bien avant juin 2014 ?
Petit calendrier du futur au passé.
Février 2013/Publications des amendements de la loi sur les hydrocarbures :Adoptés par l’Assemblée nationale en janvier 2013, ces amendements offrent le cadre juridique, légal pour l’exploration et l’exploitation des énergies non conventionnelles. En vertu de cette loi : « l’exercice des activités relatives à l’exploitation des formations géologiques argileuses et/ou schisteuses imperméables ou à très faible perméabilité (gaz ou huile de schiste) utilisant les techniques de fracturation hydraulique est soumis à l’approbation du conseil des ministres ». Un conseil des ministres, présidé par le président de la république.
11 mai 2014/ Conseil des ministres : A la demande du ministre de l’énergie et après exposé, la presse algérienne annonce que le président Abdelaziz Bouteflika donne «officiellement » son accord pour entamer l’exploration et l’exploitation de gaz de schiste.
On peut donc en conclure qu’entre juin 2012, date « du premier forage » en Algérie dans le bassin d’Ahnet à Aïn Salah, et le 11 mai 2014, date de l’accord officiel des institutions du pays, presque deux ans se sont écoulés. Deux longues années pendant lesquelles Sonatrach, de son propre aveu, a procédé à « des forages ». Forage et non pas prospections, en dehors de toute légalité. A quoi servent alors le président de la république, l’Assemblée nationale, le conseil des ministres et tous les amendements réunis ?
Qui décide du calendrier pour changer le futur lointain en passé ? Hier, encore, ce même gouvernement n’avait-il pas promis une autre Algérie, couverte de panneaux solaires, d’éolienne et de moulins à vent en guise d’alternative aux pétrole et au gaz conventionnel par la grâce du « Programme national de développement des énergies renouvelables » (PNR) ?
Petit calendrier solaire.
Février 2011/ Conseil des ministres : Le conseil des ministres adopte un Programme national de développement des énergies renouvelables (PNR) et dégage une enveloppe initiale de 60 milliards de dollars. Ce projet ficelé en trois étapes, de 2011 à 2020, prévoyait une production de 22.000 MW d’électricité de source renouvelable, notamment solaire et éolienne, destinée au marché intérieur, en plus de 10.000 MW supplémentaires à exporter pour les 20 prochaines années. Ce qui représenterait 40% de la production globale d’électricité d’ici 2030, soit le double de la capacité actuelle du parc national de production d’électricité, pouvait-on lire dans toute la presse. La société Sonelgaz devait accompagner cette révolution et « oeuvrer pour le développement d’une industrie nationale du solaire photovoltaïque avec la construction d’une usine de fabrication de modules photovoltaïques et d’un complexe de fabrication du Silicium. » Main dans la main, Sonatrach et Sonelgaz, les deux grands fleurons de l’économie algérienne, allaient nous mener vers l’alternative solaire.
Novembre 2012/ Hôtel Hilton : « La promotion des énergies renouvelables constitue l’un des axes majeurs de la politique énergétiques de notre pays (… ) », confirmait un an plus tard et avec conviction Y. Yousfi. Et d’annoncer la première expérience à « l’échelle industrielle » d’une centrale hybride solaire/gaz naturel de 150 MW à Hassi R’mel, dans le sud algérien. Une première étape précisait avec assurance le ministre de l’énergie, « dans la promotion et l’utilisation du solaire thermique de puissance (…) qui sera «( …) suivie par la concrétisation de nombreux projets ». Ce programme devait être accompagné de mesures industrielles qui auraient permis à l’Algérie de consommer moins d’énergie, de gaz naturel en particulier , « notamment au niveau de l’industrie, de l’éclairage et du transport. »
Naturellement, personne n’a pas jugé bon d’informer les citoyens des raisons pour lesquelles « la concrétisation des nombreux projets » de ce programme a été abandonnée en cours de route. De deux choses l’une, soit Y. Yousfi navigue à vue, soit il n’est pas libre de dicter la doctrine énergétique de son pays. A moins que comme n’importe lequel d’entre nous, les autorités compétentes venaient juste d’apprendre que nos ressources en gaz de schiste étaient tout simplement « phénoménales » et qu’il serait « criminel » de ne pas en profiter. Pourquoi s’adresser au soleil quand on peut encore faire des plans sur le sable ?
Petit calendrier de la bonne nouvelle venue d’Amérique.
2012/ Rapport du Département Américain de l’énergie sur les réserves des hydrocarbures non conventionnelle : « L’Algérie est classée au troisième rang mondial, juste après la Chine et l’Argentine en terme de réserves de gaz de schiste récupérable
Juin 2012. Abdelhamid Zerguine, PDG de Sonatrach. « Des études récentes, réalisées sur une superficie de 180 000 km2 ont fait état d’un potentiel énorme de gaz de schiste dépassant les 600 millions de mètres cube par kilomètre carré, ce qui signifie que plus de 2 000 milliards de mètres cubes peuvent être récupérés. Ces études ont été commandées par Sonatrach auprès de deux cabinets internationaux, dont l’un est américain. » (Conférence mondiale sur le gaz.)
13 novembre 2013, entretien avec le président de l’Alnaft, Liberté: « A titre indicatif (…) les volume en gaz de schiste en place relevés par les résultats partiels des études menées sur 7 de nos bassins sédimentaires s’élèvent à environ 180 000 milliards de m3, soit 640 TFC.(…). Pour un coeficient de récupération de 15% le volume de gaz récupérable s’élève à 960 TCF, de l’ordre de 27 000 milliards de m3 ».
23 novembre 2012, Abdelmalek Sellal : « Les réserves de gaz de schiste de l’Algérie sont estimées de 17 000 milliards de m3 », c’est à dire quatre fois les réserves conventionnelles actuelles. »
20 octobre 2013, Fiancial Afric (web) : « (…) L’Algérie occupe le 3ème rang des pays qui ont des réserves prouvées en gaz de schiste. C’est le classement du département américain de l’énergie qui a fait cette évaluation en estimant le potentiel des réserves à 20 800 milliards de m3. »
22 mai 2014/ Algérie-Focus (web) : « Selon l’Agence d’information sur l’énergie du gouvernement américain, L’Algérie capitaliserait les troisièmes plus grosses réserves au monde, après la Chine et l’Argentine et juste devant les Etats-Unis. (…) Cela représenterait un gisement de 707 000 milliards de pieds cubes, soit presque cinq fois les réserves de gaz identifiées dans le pays. » (Entretien avec Sylvain Lapoix, journaliste).
23 mai 2014, Le nouvel obs (web) : « Or, son sous-sol renferme un gisement de gaz immense, le troisième mondial, avec 707 trillons de m3(…). Sept bassins ont été identifiés dans le sud Saharien : Tindouf, Reggane, Timimoun, Ahnet, Mouydir, Ghadames Berkine et Illizi. »
La bonne nouvelle fait le tour du monde, « potentiel énorme », « gisement immense », des pieds cubes, des m3 et qu’importe qu’en moins de 10 jours les chiffres passent de 17 000 à 27 000 milliards de m3 au sein du même gouvernement.
17 juin 2014/ Conférence du président de l’ALNAFT (Agence Nationale de valorisation des hydrocarbures) au Forum Economique du journal El Moudjahid : « Faut-il reléguer aux oubliettes l’exploitation du gaz de schiste pour répondre à une revendication inspirée d’ailleurs ? » s’interrogeait El Moudjahid, journal pour lequel toute revendication est forcément « inspirée d’ailleurs». Et M. Betata, membre de l’Agence nationale pour la valorisation des ressources en hydrocarbures, de répondre : « (…) pour garantir à long terme, la sécurité énergétique du pays, il ne faut négliger aucune source d’énergie » et de toute façon, « le risque zéro n’existe pas. » et « D’ailleurs tous les pays adoptent cette feuille de route, pour atteindre leur indépendance énergétique et surtout financière. » Pourtant « D’aucuns, se demandent pourquoi la France a fini par renoncer à exploiter cette ressource ». Selon M. Betata « cette marche arrière trouve son explication dans le fait que les gisements se trouvent dans les bassins urbains » et puis de toute manière «( …)La France figure parmi les pays qui disposent du plus grand revenu provenant du tourisme. »Et enfin, « il faut savoir que l’exploitation du gaz de schiste est génératrice d’emplois. Aux Etats-Unis, le premier pays qui exploite ouvertement cette ressource on parle de 5 millions d’emplois. »
« On parle, on parle », on enfile des perles jusqu’à ce que « d’aucun » finisse par inventer des contes : si la France s’interdit d’exploiter son gaz de schiste c’est juste parce que là bas vivent des Français et beaucoup de touristes alors qu’en Algérie il n’y a que des Algériens, pas de touriste et « un potentiel énorme » de gaz de schiste. Alors on est en droit de demander : info ou intox ?
En vérité nous n’en savons rien. Chiffres approximatifs, en pieds cubes et milliards de m3 en TCF… Tout est parti du Département d’état américain américain, de bureaux d’étude américains, d’Agence américaine et ce n’est certainement pas la Sonatrach, compagnie publique faut-il le rappeler, qui pourra dire le contraire. Hier aussi nous avions « d’immenses réserves » de gaz naturel conventionnel, 3ème au monde aussi, avant l’épuisement, la surexploitation. Une info en chasse une autre, une stratégie en efface une autre. Heureusement qu’il y a l’Amérique.
2 juin 2014, (3 semaines après le conseil des ministres), Alger, visite du secrétaire d’état américain à l’énergie, M. Moriz, APS : « Les compagnies américaines sont interressées par l’exploitation des hydrocarbures non conventionnels en Algérie. Nos compagnies sont interessées par le marché algérien parce qu’elles ont une grande expérience en matière d’exploitation de gaz de schiste qui nous a permis un boom et une indépendance énergétique. Et, de donner « la feuille de route » pour le nouvel avenir lointain : « Il ne faut pas négliger non plus, le secteur Off-shore en eau profonde (…). Beaucoup de société agissent dans ce domaine notamment dans le Golfe du Mexique et leur expérience peut servir en Algérie où la profondeur de l’eau est à peu près similaire.»
You are welcome, madame l’Amérique, l’Algérie est grande et du Sahara jusqu’à la mer, du Sud jusqu’au Nord forons, forons la tombe dans laquelle nous jetterons nos couches bébé et les bébés avec… Mea culpa : ce gouvernement sait de quoi il parle, l’avenir sera lointain.