Le 21 février dernier l’Ethiopie inaugurait la première tranche de génération hydroélectrique de son barrage Renaissance avec une turbine de 375 MW sur les 5000 MW prévus pour cet ouvrage. A un moment où l’attention des médias internationaux se focalisait à juste titre sur l’imminence de l’intervention militaire russe en Ukraine, cette nouvelle est passée relativement inaperçue, sauf en Egypte et au Soudan, pays de l’aval du Nil qui se sentent plus que jamais menacés par l’entrée en exploitation prochaine de cet ouvrage, qui porte désormais le nom de « barrage de la discorde ».
Une chronique de Franck Galland
LE BARRAGE DE LA DISCORDE
Le 23 mars 2015, le Premier ministre éthiopien Dessalegn, le Président soudanais El-Béchir et le Président égyptien Al-Sissi avaient conclu un accord destiné à mener des études d’impact avant que le barrage ne rentre en exploitation, et à en partager les données scientifiques et techniques.
Plus de sept ans après, nous sommes bien loin de cet état d’esprit, et encore plus du modèle de coopération qui devrait venir inspirer ces pays riverains du Nil, à savoir l’Organisation de Mise en Valeur du Fleuve Sénégal (OMVS).
L’Hydro diplomatie à l’oeuvre
Fondée en 1972 sous l’impulsion du Président Léopold Sédar Senghor, cette institution est devenue « la pierre angulaire de la stabilité et de la paix régionales », selon l’ex-Secrétaire général des Nations Unies, Ban Ki-Moon. Elle partage données techniques, finance et exploite conjointement les infrastructures hydrauliques présentes sur le fleuve Sénégal, qui servent en commun au Mali, à la Mauritanie, à la Guinée-Conakry et au Sénégal.
L’OMVS est ainsi un exemple concret et réussi d’hydro-diplomatie, qui a su notamment inspirer le traité israélo-jordanien sur les eaux du Jourdain, l’une des rares survivances des accords d’Oslo qui ont valu à leurs signataires, Shimon Peres, Yitzhak Rabin et Yasser Arafat, le Prix Nobel de la Paix en 1994.
Pour ce qui est du Nil, il est ainsi urgent et essentiel d’imposer cette logique de coopération transfrontalière
Le temps presse
Chaque semaine qui passe sans accord, nous rapproche un peu plus de points de non-retour qui pourraient faire parler les armes. Si la guerre informationnelle a déjà bel et bien commencé au sujet du barrage et augmente régulièrement en intensité par le pouvoir des réseaux sociaux, appelant de part et d’autre à mener des actions non conventionnelles, aucune action militaire, ni subversive, n’est fort heureusement à déplorer à ce jour.
Car, ni le continent africain, confronté à une pénurie alimentaire née de l’intervention militaire russe en Ukraine, ni la communauté internationale qui tente de mettre un terme au conflit de haute intensité qui sévit dans ce pays, ni les parties prenantes que sont Egypte, Soudan et Ethiopie ne peuvent se permettre que la situation ne dégénère.
Les stratégies hydro-diplomatiques envisageables
Après la tenue réussie du Forum Mondial de l’Eau à Dakar en mars dernier, gageons que l’ingénieur de formation qu’est le Président Macky Sall, actuel Président en exercice de l’Union Africaine, saura trouver les arguments techniques et diplomatiques pour contraindre les trois pays à prendre le chemin d’une gestion concertée des ouvrages hydrauliques sur le Nil, partant du barrage Renaissance jusqu’au barrage d’Assouan.
Son voyage à Sotchi auprès de Vladimir Poutine montre cependant que le Président de la République sénégalaise est d’abord au front pour permettre la livraison des tonnes de céréales et d’engrais destinés à l’Afrique, actuellement bloquées dans les ports ukrainiens depuis le début de l’offensive russe. Mais, malgré cette situation inédite qu’il doit gérer, il est également à parier que le sujet du barrage Renaissance a été évoqué entre les deux hommes.
En marge du sommet Russie-Afrique de Sotchi en septembre 2019, à l’écoute des déclarations du Président égyptien Al-Sissi, Vladimir Poutine avait en effet montré un intérêt manifeste pour le casus belli que présente ce dossier, menaçant la sécurité hydrique de 102 millions d’Egyptiens, qui dépendent à 98% du fleuve pour leur alimentation en eau.
Ce sera finalement l’administration Trump qui ravira la politesse à la Russie, et tentera une médiation. Les menaces démographiques et alimentaires qui pèsent sur l’Egypte, ainsi que la rareté grandissante de ses ressources en eau sur fond de changement climatique, avaient fini par convaincre le clan Trump que le barrage Renaissance était devenu une épée de Damoclès posée sur la tête du Caire et constituait désormais un véritable sujet régional de défense et de sécurité.
Le 7 novembre 2019, à Washington, les Ministres des affaires étrangères égyptiens, soudanais et éthiopiens avaient ainsi été réunis par Steven Mnuchin, le Secrétaire d’Etat au Trésor américain, et David Malpass, le patron de la Banque Mondiale, pour tenter de trouver une issue politique et financière à cette crise diplomatique, en prévoyant notamment des investissements massifs destinés à financer un véritable plan Marshall pour l’eau dans la région.
Peine perdue. La crise sanitaire qui suivra, ainsi que l’échec de Trump à la présidentielle américaine, sans compter les positions non négociables des parties prenantes, auront eu raison de l’initiative américaine.
Les Américains à la manoeuvre
il ne faudrait pas enterrer trop tôt l’appétit de Washington en matière d’anticipation et de gestion des conflits liés à l’eau, en particulier sur la région du Nil, où les Etats-Unis conservent un partenariat stratégique avec le Président Al-Sissi. Lors des visites au Caire de Jake Sullivan le 29 septembre 2021 et le 12 mai 2022, le conseiller américain à la sécurité nationale a en effet abordé le sujet du barrage Renaissance avec le Président Al-Sissi.
Les déclarations du 1er juin dernier de Kamala Harris sont également intéressantes à plus d’un titre. La Vice-Présidente américaine vient en effet de rendre public un plan ambitieux de la Maison Blanche pour répondre à l’urgence de la raréfaction des ressources en eau et ses implications en matière de sécurité internationale.
En cela, Pamela Harris inscrit ses pas dans ceux d’Hillary Clinton qui avait fait part, lors de la campagne des élections de 2016 de ses ambitions en matière d’hydro-diplomatie et de sécurité hydrique internationale[1].
Ainsi, comme ils ont pu le faire 60 ans plus tôt lors de la signature du traité de l’Indus entre l’Inde et le Pakistan, les Etats-Unis pourraient être à nouveau amenés à résoudre ce complexe dossier qui est né de la pause de première pierre du barrage Renaissance, le 2 avril 2011, par feu le Premier ministre éthiopien Meles Zenawi, à un moment où les rues du Caire étaient en proie au plus grand chaos suite à la destitution du Président Hosni Moubarak.
[1] Voir tribune de l’auteur « Elue, Hillary Clinton élargira son champ d’action vers l’hydro-diplomatie ». Le Monde. 24 octobre 2016.