Au lendemain de l’annonce par le gouvernement de la démonétisation de l’Ouguiya, l’économiste et homme politique, Moussa Fall, président du Mouvement pour un Changement Démocratique, estime dans un entretien avec nos confrères mauritaniens du « Calame » que la création d’une nouvelle monnaie par le pouvoir mauritanien masque une crise sans précédent et une dévaluation de la monnaie nationale, l’ouguiya
Le Calame : Lors de la célébration du 57e anniversaire de l’indépendance du pays, le président de la République, Mohamed Ould Abdel Aziz a annoncé la démonétisation de l’Ouguiya. C’est quoi, une opération de démonétisation? Et en quoi elle consiste ?
Moussa Fall : Initialement la valeur d’une monnaie était fixée en référence à une quantité déterminée d’or et assortie d’une garantie de son échange en or. Pour augmenter la quantité de monnaie, il fallait augmenter la quantité des réserves en métal précieux détenue par l’institut d’émission. C’était le système de l’étalon or. Par la suite la garantie de la convertibilité en or a été abandonnée et un système de change flottant est progressivement devenu la règle dans les marchés de change internationaux.
Aujourd’hui, les billets de banque sont des papiers qui n’ont pas de valeur intrinsèque. C’est l’autorité monétaire qui fixe au départ la valeur d’une monnaie par rapport à un panier de devises. Elle monétise ces billets en leur attribuant cette valeur. Cette valeur fluctue sur le marché de change en fonction du comportement de l’économie du pays. Quand les fluctuations reflètent les équilibres de l’offre et de la demande, les ajustements des cours à la hausse ou à la baisse se font automatiquement.
En Mauritanie, nous avons un système hybride avec des cours officiels administrés par la Banque Centrale et un marché de change étriqué qui ne répond pas à tous les besoins des transactions, et des cours réels qui reflètent la capacité effective de l’offre à satisfaire la demande. Dans ce système, la Banque Centrale intervient dans la fixation des cours au quotidien en tenant compte d’un ensemble de facteurs.
La démonétisation consiste à enlever à des papiers et à des pièces la valeur qui leur avait été attribuée initialement par l’institut d’émission. La démonétisation ne concerne que la monnaie en circulation sous forme de billets et de pièces. Les avoirs en comptes bancaires sont convertibles mais ne sont pas démonétisables. Par contre les billets redeviendront de simples papiers sans valeur à l’issue de leur période de validité. Une nouvelle valeur sera affectée à de nouveaux billets.
Le Calame. Pourquoi le gouvernement décide d’y recourir?
L’introduction d’une nouvelle monnaie se fait pour traiter les effets de l’hyperinflation. Quand la perte de valeur d’une monnaie atteint des proportions démesurées, on est amené, dans certains pays, à remplir des valises entières de billets de banque pour acheter des produits dérisoires comme une baguette de pain par exemple. Ce fut le cas au Brésil avant la réforme de 94 et au Zaïre de l’époque. C’est toujours le cas au Vietnam où 1 euro vaut 25.596,65 Dongs et en Indonésie où 1 euro vaut 15.130,82 Roupies.
Dans d’autres pays, au lieu de transporter des valises pour acheter un pain, on met en circulation des billets de banque avec des valeurs nominales astronomiques. Au Zimbabwe, par exemple, l’inflation en taux annuel a atteint en 2008, 2,2 millions pour cent poussant l’autorité monétaire à émettre en janvier 2009, des billets de cent mille milliards de dollars zimbabwéens. Pour faciliter la manipulation des billets et fluidifier les transactions, il s’impose dans de telles situations d’opérer une réforme monétaire en profondeur portant aussi bien sur les instruments de paiement proprement dits que sur les causes de l’hyperinflation elle-même.
En accompagnement de l’émission d’une nouvelle monnaie plus forte, il faut nécessairement, mettre en œuvre des plans de stabilisation puis de relance des économies concernées.
Pour ce qui nous concerne, nous subissons certes une inflation plus fortement ressentie que celle reconnue par les chiffres officiels. Mais nous sommes encore très loin de l’hyperinflation. Les billets de banque existants sont loin d’être encombrants. Une baguette de pain s’achetait avec un tout petit billet de 100 ouguiyas. Ni les valeurs nominales des billets ni leur pouvoir d’achat ne justifient leur remplacement par de nouvelles coupures.
Deux raisons peuvent à mes yeux motiver cette décision :
La première est celle d’émettre un écran de fumée pour braquer l’opinion sur l’avènement d’une nouvelle monnaie avec une valeur faciale et une présentation modifiées, afin de faire passer subrepticement une dévaluation de l’ouguiya.
La seconde consiste à parachever, avec les modifications du drapeau et de l’hymne, les symboles d’une imaginaire « Mauritanie Nouvelle» par opposition à toute l’œuvre accomplie par les générations précédentes.
Le Calame. Quelles peuvent être les implications au plan économique et au plan social ?
La modification d’une monnaie a toujours des implications sociales et économiques. Des implications qui sont amplifiées quand cette modification est accompagnée par une dévaluation. Pour le cas présent, le premier impact sera la perturbation que les nouveaux billets provoqueront sur le marché. Il faut un temps d’adaptation plus ou moins long pour s’habituer à la manipulation de ces nouveaux moyens de paiement et corriger les nombreux dysfonctionnements constatés. Le second impact est psychologique. L’impression de voir divisés par dix, du jour au lendemain, ses avoirs ne manquera pas de provoquer un choc pour la plupart des détenteurs d’actifs monétaires.
La troisième conséquence, et la plus grave, est et sera, indépendamment de la décote de la monnaie, la propension à l’augmentation des prix. Le changement de base de la monnaie incite à des glissements moins perceptibles des prix. Ajouter dix ouguiyas de la nouvelle monnaie peut passer inaperçu alors que cela correspond à une augmentation de cent ouguiyas dans l’ancien système. Ainsi dans les quartiers populaires, la baguette de pain qui se vendait à 80 ouguiyas s’achète aujourd’hui à 10 nouvelles ouguiyas. Le ciment a augmente de 4,5%, le fer a béton de 17% et l’ensemble des produits alimentaires ont vu leurs prix augmenter. Ce phénomène est amplifié par l’anticipation de la dévaluation de la monnaie.
Le second volet de cette réforme est la dévaluation de l’ouguiya. Sur un an, l’euro à la vente est passé de 376,72 le 2 janvier 2017 à 429,5 le 3 janvier 2018 soit une dépréciation de 14% en un an. Il est attendu que le rythme de cette dévaluation va s’amplifier dans les jours et les mois à venir. Les dévaluations sont les conséquences de difficultés économiques et quand une monnaie perd constamment de sa valeur, son économie est déstabilisée.
Face à une telle situation, la première question est de savoir pourquoi notre économie est en crise au point de recourir à la dévaluation ? Cette crise est clairement le résultat de la politique économique suivie tout le long des neuf dernières années. L’Etat s’est en effet lancé dans une politique d’investissement anarchique ignorant les besoins prioritaires du pays et méprisant les critères de bonne gouvernance. Cette politique s’est traduite par un énorme gaspillage de ressources et un endettement qui atteint aujourd’hui 4,700 milliards de dollars, en progression de 279% sur neuf ans, selon le Rapport Economique et Financier de novembre 2017.
Durant cette même période, les pouvoirs publics se sont engagés à grands frais dans une politique d’étatisation de l’économie et de mise sous tutelle des entreprises avec les résultats catastrophique que l’on constate aujourd’hui: L’état végétatif de la Snim et la liquidation d’autres entreprises publiques. Sur un autre plan, les pouvoirs publics se sont attaqués au secteur privé, celui qui devait tirer l’économie du pays vers le haut. Le climat des affaires en a beaucoup pâti et une classe de nouveaux hommes d’affaires, sans expérience et sans qualification, tous proches du sommet de l’Etat se sont retrouvés du jour au lendemain des milliardaires grâce à des marchés de gré à gré.
La politique budgétaire suivie exerce une pression insoutenable sur les entreprises et les ménages et plus de 30% des ressources sont affectés à des projets qui ne répondent, pour la plupart, à aucun des critères de sélection et de bonne qualité de réalisation exigés par la recherche de l’efficacité et de la pertinence dans l’utilisation des ressources publiques.
Ce déséquilibre dans l’affectation des ressources se fait au détriment de la qualité des services publics prioritaires que sont l’éducation et la santé. A titre d’exemple et selon l’institut des statistiques de l’UNESCO, les dépenses publiques en éducation en % du PIB sont de 2,94% seulement en Mauritanie. Alors que, selon les mêmes sources, au Sénégal elles se situent à 7,22%, en Tunisie 6,25% et au Maroc 6,7%.
La dévaluation ne peut constituer, à elle seule, un remède aux difficultés d’une économie malade. Elle peut soulager momentanément le secteur exportateur en augmentant mécaniquement le chiffre d’affaires des entreprises exportatrices et en diminuant, en termes réels, les salaires du personnel. Mais les mêmes causes produisant les mêmes effets, on retombera très rapidement dans de nouvelles difficultés. Une dévaluation ne vaut que par la qualité et la pertinence des mesures d’accompagnement qui permettront une relance durable de l’économie. En l’absence de telles mesures qui constituent généralement un changement radical de politique économique, les effets bénéfiques d’une dévaluation seront à la fois limités et éphémères. On attend toujours de telles rectifications de la part de nos autorités. Elles qui continuent à nier l’existence d’une crise et leur recours à la dévaluation.
Le Calame. Un sacrifice qui intervient dans un contexte où le pays est confronté, cette année, à une sècheresse d’une ampleur inégalée ces dernières décennies…
Dans notre pays, l’érosion monétaire perdure depuis plusieurs années et risque de s’amplifier s’ajoutant à l’effet psychologique inflationniste de l’introduction de nouveaux billets à valeur faciale divisée par dix et à une politique fiscale étouffante. Dans un tel contexte où le monde rural sera confronté, cette année, à une sècheresse d’une ampleur inégalée ces dernières décennies, comme vous dites, il est à craindre que le degré de la paupérisation et de la précarité des citoyens atteigne les taux limites de l’insoutenable.