Bénin, le trafic d’essence frelatée “kpayo” fait vivre le pays

Au Bénin, le trafic illicite d'essence frelatée en provenance du Nigéria assure un revenu à des dizaines de milliers d'habitants. Une contrebande dont les recettes profitent aussi à de nombreuses personnalités au sommet de l'Etat.

La vente d’essence « kpayo », ou frelaté, se fait à chaque coin de rue de la quasi-totalité des localités du Bénin, du nord au sud du pays. Des petits stands en bois permettent aux clients d’acheter du carburant venu du Nigéria à un prix inférieur de 30 %(1) à celui des stations d’essence « officielles ». Une grande partie de la population au chômage trouve une source de subsistance dans cette contrebande organisée jusqu’au plus haut niveau de l’Etat.

Filières autorisées

A Porto-Novo, l’essence fait la fortune des multinationales occidentales en Afrique, notamment française comme Total, qui profitent pleinement des réserves de cette matière première issue du continent africain. Au Bénin, c’est le produit qui alimente le trafic illicite le plus répandu dans le pays. Des centaines de milliers de petites mains tentent d’extraire leur revenu de ce commerce illégal. Profitant des faibles coûts de l’essence subventionnée au Nigeria voisin, avec qui le Bénin partage près de 773 km de frontière, les béninois ont développé des filières d’approvisionnement illégales mais tolérés par les autorités béninoise.

Joël Ahoansou est vendeur d’essence à Porto-Novo. A l’image de milliers de béninois, il tient un stand sur lequel sont entreposées des bouteilles en verre de un litre, rempli du précieux liquide, sur lesquelles apparaissent parfois encore une étiquette « Ricard », « Campari » ou encore « Jack Daniels ». Sur une autre étale, trois bonbonnes de 5 et 20 litres d’essence attendent qu’une voiture veuille bien s’arrêter pour pouvoir être utilisées. L’écrasante majorité des vendeurs d’essence informels sont les motards. Au Bénin, la moto est le moyen de transport le plus utilisé, loin devant les véhicules à quatre roues.

Un stand d'essence « kpayo » dans Porto-Novo
Un stand d’essence « kpayo » dans Porto-Novo

« Il faut bien que les gens travaillent »

Le prix de l’essence à la pompe dans les stations « officielles » coûte plus de 570 Francs cfa, près de 90 centimes d’euros, tandis que l’essence vendue dans la rue varie autour de 300-350 Fcfa. Le Bénin ne produit pas de pétrole. Il en importe en achetant cette matière première sur les marchés mondiaux. Le choix est vite fait pour les consommateurs qui s’orientent depuis plus de 20 ans vers ces stations informelles qui pullulent au bord des routes pour s’approvisionner en carburant. Les stations d’essence sont présentes en très faible nombre sur le territoire béninois et leur approvisionnement est rarement assuré. Il n’y a guère plus que certaines personnes aisées ou des fonctionnaires désireux d’utiliser leurs bons d’essence fournis par leur administration qui s’y rendent. Parfois, il s’agit de troquer ces morceaux de papier vert contre de l’argent liquide qui, contre une petite somme remis à un pompiste compréhensif, permettra d’acheter plus de carburant quelques mètres plus loin dans la rue.

L’essence « kpayo », littéralement « non-original » dans la langue vernaculaire la plus utilisée à Porto-Novo, le goun, provient pourtant des stations légales du Nigeria voisin. « Ce que nous faisons, on sait déjà que c’est très dangereux mais c’est le travail qui manque, voilà pourquoi on fait ce métier », explique Joël Ahoansou. Alors que le taux de chômage officiel atteint près de 30 %, un chiffre bien en deçà de la réalité (2), le trafic d’essence apparaît comme une source de profit pour des milliers de béninois. « Il n’y a pas de travail, il faut bien que les gens travaillent ! », défend Romeo, membre du « syndicat » qui s’occupe de la gestion de cette filière dans la région de Porto-Novo.

Une des principales occupation de ces « syndicats » est de négocier avec les autorités du pays les taxes que vont prélever les douaniers sur ce trafic. Ce commerce n’a d’illégal que le nom. Une large partie de l’essence du Nigeria qui entre au Bénin transite dans des bidons de 30 litres, la plupart du temps, ou de 50 litres, dans des barques surchargées qui traversent la « rivière Noire », frontière entre les deux pays dans le sud, au niveau de Porto-Novo. Ces bateaux déchargent leur cargaison à des points déterminés au bord du fleuve. C’est à ce moment là que le « secrétaire de marigot » s’occupe de récolter la taxe de 100 Fcfa prélevée directement sur chaque bidon déchargé. L’argent est ensuite reversé aux douaniers. Une partie de cet argent sera reversée à l’Etat et au gouvernement béninois, ce qui explique leur tolérance vis-à-vis d’un trafic qui s’affiche à tous les coins de rues.

« Le plus grand des trafiquants (…) il est du parti du président »

« Ce trafic profite à énormément de monde au Bénin, y compris des gens haut placés. Au Bénin, le plus grand des trafiquants c’est Oloyé (de son vrai nom Joseph Midodjèhoun). Il est à Adjarra. Il est du parti du président (3). Il était sur la liste des législatives. Tout le monde le connaît. La plupart des gros camions chargés d’essence qui passent pas Adjarra, c’est à lui », indique Eugène, qui a grandi dans un village près de la rivière noire, non loin d’Adjarra où il travaille actuellement (4). Certaines personnes achètent de l’essence en très grande quantité. Ces grossistes constituent des stocks de plusieurs centaines de bidons pour, à leur tour, revendre l’essence à des vendeurs de rue ou directement à des particuliers organisés. Joseph Midodjèhoun alias « Oloyé »  est à la tête du syndicat qui gère les relations entre les trafiquants d’essence et les autorités du pays à l’origine de la formation de l’organisation, quand ils ont eu besoin d’avoir un interlocuteur pour tenter de réguler le trafic.

 

A Adjarra, le balai des motos dévouées à ce trafic est quasi quotidien. Au premier plan, une moto chargée de bidons vides. Dans l'autre sens au loin, une moto chargée de bidons pleins.
A Adjarra, le balai des motos dévouées à ce trafic est quasi quotidien. Au premier plan, une moto chargée de bidons vides. Dans l’autre sens au loin, une moto chargée de bidons pleins.

« Ce n’est pas perçu au village comme une activité illégale. C’est seulement les personnes un peu éduqués qui savent que c’est illégal. La pauvre dame au village, elle ne sera pas que c’est illégal. Elle n’est jamais allé à la station payer l’essence », précise-t-il. Et il poursuit : « Même la mairie prend de l’argent. Même la mairie envoie des tickets au bord des marigots pour prendre de l’argent. Les collectivités locales se battent pour qu’on officialise cela, pour avoir l’argent ».

Du nord au sud, le commerce d’essence est bien huilé. En 2009 et 2012, cette machine a pourtant failli s’enrayer quand le président de la République Boni Yayi, sous la pression de la communauté internationale, a décidé de mettre fin à ce trafic illégal. La capitale économique Cotonou ainsi que les principales villes du Bénin ont été le théâtre de scènes d’émeutes et de guerre civiles d’une violence meurtrière (5) qui contraste avec la réputation de tranquillité et de calme des béninois.  « Le président avait interdit la vente d’essence frelatée, à cause des dégâts que cela cause. Mais on ne trouve pas de métiers à faire. Raison pour laquelle, le peuple ne peut pas refuser la vente d’essence », déclare Joël. Boni Yayi avait du faire machine arrière quelques semaines après. Souvent annoncé par l’actuel président, comme par ses prédécesseurs, notamment Mathieu Kérékou, la mise en œuvre brutale d’une volonté d’interdiction affichée n’a jamais convaincu de l’engagement réel de ces dirigeants à lutter contre ce trafic. « La répression, c’est juste pour faire plaisir aux partenaires yovos (qui veut dire « blancs », en fon, la langue la plus parlée au Bénin), ce n’est pas une répression sincère. Dès que le gouvernement veut montrer qu’il lutte contre le « kpayo », il oublie qu’il prend de l’argent de façon officieuse ».

« Il y a beaucoup de bandits reconvertis qui sont dans le système, c’est des gens qui sont prêts à tout »

Le manque de travail, la survie et le droit à la débrouille ont été les principaux arguments avancés par les manifestants d’alors pour s’opposer à cette mesure d’interdiction du président. « L’Etat n’a jamais réussi à stopper ce trafic. Quand ceux qui sont dans le commerce veulent faire des grèves, ils cassent tout. Il y a beaucoup de bandits reconvertis qui sont dans le système, c’est des gens qui sont prêts à tout, ils sont extrêmement violent », déclare Eugène. Dans sa jeunesse, comme tous les enfants de la région, pendant les vacances scolaires, il a travaillé à charger et décharger les bidons qui venaient de la rivière. « Il y a des jeunes qui font cela pour payer les études, mais moi j’avais la chance, ma maman n’était pas aussi pauvre, elle avait l’argent pour payer mes études. Moi, je payais les livres », ajoute-t-il, avant de poursuivre : « Je suis à Adjarra. Je ne peux que parler du bien de ça, à cause des réalités d’ici. Quand il n’y avait pas cela, toute les nuits, il y avait des vols. Ces choses là ont disparu aujourd’hui ».

L’illégalité de ce commerce alimente la précarité des conditions de travail de ces petites mains qui respirent toute la journée les vapeurs de ce liquide toxique. Joël peut vendre entre 1000 et 1800 litres d’essence par semaine pour un bénéfice mensuel de 100 000 à 150 000 Fcfa, soit entre 150 et 230 euros, sans compter l’argent qu’il doit remettre au douanier à chaque approvisionnement. Dans un pays où le Smic, dans la fonction publique, est à 40 000 Fcfa, soit près de 60 euros, c’est un salaire non négligeable, supérieur à nombre d’autres métiers. Le prix du litre varie aussi beaucoup. En mai dernier, il a presque doublé pour passer à plus de 600 Fcfa, voir de 700 à 1000 Fcfa à Cotonou, à cause de l’augmentation des prix au Nigeria au moment de la passation de pouvoir à la tête du pays entre Goodluck Jonathan et Muhammadu Buhari. Le bénéfice des vendeurs d’essence s’en ai alors affecté, comme l’explique Joël : « Si on achète l’essence trop chère au Nigeria, tu es obligé de rabaisser tes bénéfices pour pouvoir vendre. Des fois cela emporte tout. Tu vas pouvoir vendre du matin au soir et ne rien gagner ».

Plus le conducteur de moto est chargé, plus il va livrer l'essence loin de son point de départ. Ici, deux motos chargés de 14 bidons, en provenance d'Avrankou, se dirigent vers Porto-Novo.
Plus le conducteur de moto est chargé, plus il va livrer l’essence loin de son point de départ. Ici, deux motos chargés de 14 bidons, en provenance d’Avrankou, se dirigent vers Porto-Novo.

Le transport de l’essence, une fois débarqué sur les berges béninoises de la rivière noire, est la partie la plus dangereuse de la contrebande d’essence. Ce sont alors la plupart du temps des transporteurs à motos, à la réputation sulfureuse, avec à leur bord de 10 à 15 bidons de 30 litres, ou plus, qui partent en trombe du fleuve pour effectuer les différentes livraisons. « C’est un risque, mais il y a des risques partout en fait. La partie la plus dangereuse, c’est le transport, par moto, etc. On voit des cas où les voitures brûlent, etc. Et ca, tout le monde ne le fait pas. C’est un peu des gens qui sont près à tout. A Adjarra, ce qui font ce trafic, c’est les bandits qui se sont reconvertis », décrit Eugène.

Qu’il pleuve ou qu’il vente, ils chargent seuls les bidons sur des motos spécialement adaptées afin de pouvoir en transporter le plus possible. Ces engins de l’enfer, entièrement rouillés, à moitié tordus sous le poids des bidons ont été préalablement défait de leur carrosserie. Leur moteur a aussi été débridé pour augmenter la puissance et permettre au conducteur de pétarader avec 450 kilos de charge à travers les pistes cahoteuses de la brousse béninoise avant d’atteindre la route goudronné, minée de nids de poule. Ils franchissent les barrages des douaniers contre une taxe fixe de 2000 Fcfa par moto. Certains accidents mortels sont encore dans les mémoires des béninois, le dernier médiatisés remontent au 12 septembre 2015, à Cotonou. Un stand d’essence « kpayo » a pris feu dans le quartier de Kindonou alors qu’une voiture était en train de faire le plein (6).

Cette moto chargée vient de quitter le point de chargement sur les berges de la « rivière noire ». Elle file à travers les pistes boueuses de la brousse béninoise.
Cette moto chargée vient de quitter le point de chargement sur les berges de la « rivière noire ». Elle file à travers les pistes boueuses de la brousse béninoise.

Un trafic à haut risque

La « rivière noire » est le trajet le plus utilisé pour acheminer l’essence dans le nord du pays tandis que la lagune permet de se rendre du Nigeria jusqu’à Cotonou. L’acheminement se fait aussi par camions et par voiture, au départ du fleuve. « C’est très dangereux. Quand tu fais le stockage, il faut bien veiller dessus, parce que cela peut prendre feu automatiquement. Il faut avoir la concentration d’abord. On est toujours éveillé, pour éviter les problèmes », décrit Joël qui précise que des « petits accidents », il y en a tout le temps. Pourtant quelques minutes avant, un conducteur de moto s’arrête, demande le prix de l’essence et fait la moue. Il ouvre le bouchon du réservoir d’essence sous le siège sans arrêter le moteur. Joël lui verse alors un litre du précieux liquide, vendu alors 350 Fcfa. La pratique est très dangereuse. Si une goutte versée à côté du réservoir se retrouve sur les bougies du moteur, tout peut s’enflammer.

La moto « trafiquée » à trois roues de Joël, au départ réservé aux handicapés, garée devant son stand où il vend l'essence, à Porto-Novo.
La moto « trafiquée » à trois roues de Joël, au départ réservé aux handicapés, garée devant son stand où il vend l’essence, à Porto-Novo.

Pour passer la frontière ou pour s’approvisionner, certains commerçants, à l’image de Joël, utilisent de grosses motos à trois roues avec un gros réservoir de 600 litres, spécialement construite pour ce transport. Avant, c’étaient presque uniquement des handicapés moteurs qui s’occupaient de transporter l’essence depuis le Nigeria jusqu’au Bénin en utilisant ces motos à trois roues pour camoufler des réservoirs énormes. Ces engins leur permettaient de passer devant les douaniers sans qu’ils s’aperçoivent de la quantité de leur cargaison, prétextant de leur handicap pour justifier de leur moyens de locomotion et payer alors moins de taxe. « Quand certains vendeurs se font arrêter à bord de leur moto à trois roues, il n’est pas rare qu’ils se fassent encore passer pour des handicapés, j’en ai entendu qui faisaient même semblant de pas savoir parler », raconte amusé Eugène*.

Les présidents Kérékou et Yayi Boni ont maintes fois tenté de d’arrêter ce trafic. Le nouveau gouvernement nigérian a annoncé une baisse des subventions sur le carburant pour la période 2015-2017 qui pourrait réduire la différence de prix pratiquée entre les deux pays. Cette mesure contribuera peut être à réduire l’importance de ce trafic. Près de 80 % de la consommation de carburant au Bénin provient de la contrebande illégale (7).

(1) Selon le « Document de stratégie pays. Bénin » élaboré par le Groupe de la Banque africaine de développement, en 2012, voir url < http://www.afdb.org/fr/consultations/closed-consultations/benin-country-strategy-paper-2012-2016/ >

(2) Selon des données de 2011 de l’Institut National de la Statistique et de l’Analyse Economique de la République du Bénin. Voir url < www.insae-bj.org/emploi-chomage.html?file=files/stats-sociales/Emploi_chomage/taux-emploi-au-Benin-en-2007-2010-2011.pdf >. Plus de 36 % de la population béninoise vit toujours en-dessous du seuil de pauvreté en 2011, selon des chiffres de la Banque mondiale. Voir url < http://donnees.banquemondiale.org/pays/benin >

(3) Les Forces Cauris pour un Bénin émergent (FCBE)

(4) La véritable identité d’Eugène a été modifiée à sa demande.

(5) Voir url < http://levenementprecis.com/2013/01/21/commune-de-seme-kpodji-affrontements-sanglants-entre-forces-de-lordre-et-vendeurs-dessence-de-contrebande-un-mort-plusieurs-blesses-graves-et-des-arrestations/ >

(6) Lire sur le sujet : url < http://www.lanouvelletribune.info/benin/societe/25451-benin-un-incendie-provoque-par-l-essence-kpayo-fait-d-enormes-degats-a-cotonou >

(7) Selon Daniel Ndoye, économiste-pays pour le Bénin au sein du Groupe de la Banque africaine de développement. Voir url < http://www.afdb.org/fr/blogs/measuring-the-pulse-of-economic-transformation-in-west-africa/post/decrease-of-oil-prices-an-opportunity-to-end-the-smuggling-of-gas-in-benin-13890/ >