Vladimir Poutine sur les pas de Pierre le Grand

Peter I the Great (1672-1725) 1838 (oil on canvas) (see also 144528) - Delaroche, Hippolyte (Paul) (1797-1856) - Hamburger Kunsthalle, Hamburg, Germany
Dans sa chronique au « Figaro » datée du 14 juin, Renaud Girard qui a aimablement autorisé Mondafrique à reprendre son texte explique l’erreur historique que Vladimir Poutine a commise, lors de l’invasion de l’Ukraine, en se croyant sur les pas de Pierre le Grand, qui combattit la Suède voici trois siècles pour donner à la Russie un accès à la Baltique. 
 
Renaud Girard, chroniqueur au Figaro et esprit libre
 
 
Visiblement en grande forme, Vladimir Poutine a, le 9 juin 2022, visité à Moscou l’exposition historique « Pierre le Grand : la naissance de l’Empire ». Le grand tsar, qui a ancré la Russie dans la civilisation européenne et créé la cité portuaire de Saint Pétersbourg, est né il y a tout juste trois cent cinquante ans. Pour doter son pays d’un accès à la mer Baltique, Pierre 1er aura dû longuement guerroyer contre la Suède de Charles XII, qui était, à l’époque, la grande puissance de l’Europe du nord. C’est ce que les historiens appellent « la grande guerre du Nord » (1700-1721). Après des revers initiaux, la Russie écrasa en 1709 l’armée suédoise à la bataille de Poltava (ville située entre Kiev et Kharkov), poursuivit son avantage, et parvint finalement à se faire donner, au traité de Nystad, l’Ingrie (la région de Saint-Pétersbourg), la Livonie (la région autour de Riga) et l’Estonie. A partir du règne de Pierre 1er, la Russie avait ravi à la Suède son rôle de grande puissance de l’Europe du Nord.
 
Lors de sa visite du 9 juin, le président russe a comparé sa guerre actuelle en Ukraine à la grande guerre du Nord de Pierre le Grand. La Suède, qui a renoncé à sa neutralité multiséculaire pour demander à joindre l’Otan, est redevenue un adversaire résolu de la Russie. Elle est accompagnée par la Finlande, qui fut jadis une colonie suédoise, avant d’être cédée à l’empire russe au début du XIXème siècle, et de proclamer son indépendance en décembre 1917. Quel retour de l’Histoire en Europe !
 

Au KGB, on aime l’Histoire

 
Formé à la vieille école du KGB, Vladimir Poutine aime l’Histoire et se sent à l’aise dans la géopolitique bismarckienne classique, où les empires défendent leurs intérêts et leur influence, si besoin est par la guerre. C’est un jeu où, sans trop se soucier du sentiment des populations, les dirigeants des grands empires, victorieux dans la guerre, forment des petits clubs, pour y redessiner à loisir les cartes de l’Europe, comme à Vienne en 1815, ou à Yalta en 1945.
 
Mais le président russe semble avoir du mal à saisir que l’Europe a beaucoup changé depuis Pierre le Grand, Metternich ou Staline. Elle n’est plus gouvernée par des autocrates, recherchant entre eux de prétendus « équilibres », mais par des populations, qui estiment avoir leur mot à dire dans la conduite des affaires du monde.
 
C’est le cas par exemple en Ukraine. Dans ce vaste territoire, s’étendant de part et d’autre du large Dniepr, la population n’est plus représentée, comme au 17ème siècle, par des atamans, ces chefs de troupes cosaques, dont l’un s’allia un jour avec la Russie pour résister à l’envahisseur polonais et l’autre avec la Suède un demi-siècle plus tard, par peur de la Russie. Aujourd’hui, la population ukrainienne est représentée par un président et un parlement, qu’elle a élus elle-même. Comme dans les autres démocraties du continent européen, Zélensky ne peut pas faire tout ce qui lui passe par la tête. Il doit en permanence tenir compte de son opinion publique, de son parlement. En 2019, il avait envisagé de donner un statut d’autonomie aux deux régions sécessionnistes de Louhansk et Donetsk, conformément aux accords de Minsk 2 (février 2015). Mais la pression de son opinion publique l’a fait reculer. Aujourd’hui, quand bien même voudrait-il céder du territoire ukrainien à la Russie pour faire la paix avec elle, qu’il ne le pourrait pas, tant la population ukrainienne est devenue intransigeante à l’égard de son agresseur.
 

La leçon serbe

 
Comment Poutine ne saisit-il pas qu’il y a une grande différence entre lui et Pierre le Grand ? Le tsar était en phase avec l’Europe de son époque – celle de Louis XIV –, alors que lui est totalement déphasé par rapport aux sociétés européennes contemporaines. Il n’y a pas un peuple européen aujourd’hui qui considère que la guerre soit simplement la continuation de la politique par d’autres moyens. Les Européens ne considèrent plus la guerre comme un moyen légitime de résoudre un différend.
 
En 1991, la Serbie a arraché par la guerre des territoires à la Croatie, sa voisine. Il ne s’est pas trouvé à l’époque un seul Etat européen pour reconnaître cet état de fait.
 
Comme en témoignent sa littérature, sa peinture, sa musique, sa science, la Russie a brillamment intégré la civilisation européenne, selon le vœu de Pierre le Grand. Il lui manque aujourd’hui l’Etat de droit pour devenir pleinement un pays européen. Au lieu de l’établir, Poutine a préféré se lancer dans des conquêtes territoriales d’un autre âge, ne comprenant pas que la puissance des nations modernes dépend davantage de leur économie et de leur soft power, que de leur superficie. Pour le bonheur de la Russie, Pierre 1er l’avait ancrée à l’Europe. Pour le malheur des Russes, Poutine l’en sépare aujourd’hui. Comment évitera-t-il de la jeter demain dans les bras avides des Chinois ?
(chronique internationale du Figaro du mardi 14 juin 2022)