Une enquête exemplaire d’Audrey Millet sur le trafic d’êtres humains

« L’Odyssée d’Abdoul » d’Audrey Millet dissèque sans concession, les rouages du trafic d’êtres humains, de l’Afrique à l’Europe. Cette enquête rigoureuse expose la brutalité des réseaux criminels et la complicité tacite des institutions, révélant l’ampleur d’un esclavage moderne trop souvent ignoré.  Un ouvrage essentiel qui bouscule notre passivité face aux drames des migrations contemporaines. Un article signé Jean Jacques Bedu

Auteur de nombreux essai couronnés par plusieurs prix littéraires, Jean-Jacques Bedu est le fondateur de « Mare Nostrum – Une Méditerranée autrement » et Président du Prix Mare Nostrum.

 

Audrey Millet, Docteure en histoire, enseignante-chercheuse, conférencière, experte en écosystème de la mode avec une perspective historique.

Dans L’Odyssée d’Abdoul. Enquête sur le crime organisé, Audrey Millet nous plonge au cœur d’une réalité aussi complexe que troublante : les flux migratoires africains, et le crime organisé qui les exploite. À travers le parcours d’Abdoul, jeune Ivoirien en quête d’un avenir meilleur, l’auteure dresse un portrait saisissant des réseaux criminels transnationaux qui prospèrent sur la misère humaine. Cet ouvrage, fruit d’une enquête approfondie, offre une perspective inédite et terrifiante sur les mécanismes du trafic d’êtres humains et ses ramifications dans les sociétés africaines et européennes.

Le parcours individuel d’Abdoul – depuis Côte d’Ivoire jusqu’à son arrivée en Italie – devient le miroir des trajectoires de milliers de migrants africains. L’auteure parvient à humaniser une problématique souvent réduite à des chiffres et des statistiques : « Abdoul n’est pas un numéro, il est le visage de tous ces hommes et ces femmes qui risquent leur vie pour un espoir de dignité« .

La force du récit réside dans sa capacité à illustrer les motivations profondes qui poussent ces êtres désespérés à entreprendre un voyage aussi périlleux. Audrey Millet expose les conditions socio-économiques en Côte d’Ivoire qui conduisent Abdoul à envisager l’exil comme unique solution. On y découvre le poids des attentes familiales et sociétales qui pèsent sur les épaules de ces jeunes migrants.

La ville d’Agadez, la belle endormie, accueille, depuis toujours, des caravaniers descendant du Nord avec des dattes et du sel et d’autres venus du Sud avec leurs colonnes d’esclaves. C’est vers cette ville frontière qu’affluent les migrants sub sahariens désireux de gagner la Libye et l’Algérie.

La cartographie du crime organisé

Au fil des pages se dessine une cartographie précise des réseaux criminels qui jalonnent le parcours des migrants. De la Côte d’Ivoire au Niger, de la Libye à l’Italie, l’ouvrage met en lumière l’imbrication complexe des différents acteurs impliqués dans cette industrie du crime : l’organisation hiérarchique des réseaux ; leurs modes opératoires et leurs stratégies d’adaptation face aux politiques migratoires. Une analyse détaillée des points nodaux de ce trafic est proposée, notamment de la ville d’Agadez au Niger, véritable plaque tournante de la migration transsaharienne. Cette description saisissante illustre la capacité à ancrer l’analyse dans des lieux concrets, rendant ainsi palpable la réalité de ce trafic.

« Agadez est devenue le carrefour de tous les espoirs et de toutes les désillusions, un no man’s land où les lois du désert côtoient celles du crime organisé« .

Le fonctionnement des réseaux nous laisse interdits. En Côte d’Ivoire, le livre décrit comment des recruteurs locaux, souvent membres respectés de la communauté, attirent les jeunes avec des promesses de travail en Europe. Le cas d’un certain Ousmane, qui se présente comme un entrepreneur prospère et promet à Abdoul un emploi lucratif dans le textile au Burkina Faso, est la première étape de son voyage. Au Niger, le rôle central des passeurs d’Agadez est détaillé, comme le tristement célèbre Bawka, surnommé « le Roi du désert ».

L’enquête explique comment ces individus collaborent avec les autorités locales corrompues pour faciliter le passage des migrants : « À Agadez, la frontière entre légalité et illégalité est aussi floue que l’horizon du désert« . Le chapitre sur la Libye est particulièrement édifiant. Il décrit un système d’exploitation systématique des migrants, orchestré par diverses milices et groupes mafieux. Le fonctionnement des « camps de détention » comme celui de Bani Walid, où Abdoul est retenu pendant plusieurs mois est détaillé : « Ces camps sont de véritables entreprises criminelles, où les migrants sont une marchandise à exploiter jusqu’à épuisement« .

En Italie, l’ouvrage expose les ramifications du crime organisé dans l’économie légale. Il décrit comment la Ndrangheta calabraise et la Camorra napolitaine tirent profit de l’exploitation des migrants dans l’agriculture et l’industrie textile. C’est le cas de la plaine de Gioia Tauro en Calabre, où des milliers de migrants travaillent dans des conditions proches de l’esclavage pour la récolte des agrumes. Les liens transnationaux entre ces différents réseaux criminels est évident. Le livre explique comment les mafias italiennes collaborent avec les groupes criminels nigérians, notamment le Black Axe, pour le contrôle de la prostitution et du trafic de drogue. Enfin, le rôle des nouvelles technologies dans l’évolution de ces réseaux criminels n’est pas négligé. L’enquête décrit comment les passeurs utilisent WhatsApp et Facebook pour recruter des clients et coordonner leurs opérations. C’est le cas avec un groupe Facebook nommé « Barca ou Barsak » (Barcelone ou la mort), qui comptait plus de 30 000 membres avant d’être fermé par les autorités.

L’industrie de l’exploitation humaine

Les « connection houses » en Libye, où les femmes migrantes sont systématiquement violées

 

L’Odyssée d’Abdoul met en lumière les mécanismes brutaux de l’exploitation systématique des migrants. Le livre ne recule devant aucun détail pour décrire les conditions inhumaines auxquelles sont soumis ces hommes et ces femmes, exposant les rouages de l’esclavage moderne sous ses diverses formes. On affame, on torture, on viole ces êtres démunis et piégés.  

L’exploitation commence dès le départ, avec des passeurs qui extorquent des sommes exorbitantes aux migrants pour un voyage périlleux. C’est ainsi qu’Abdoul et ses compagnons sont contraints de payer 500 000 francs CFA (environ 760 euros) pour traverser le désert du Sahara dans des conditions précaires, entassés à l’arrière de pick-up surchargés. En Libye, le récit expose crûment la réalité des camps de détention. Dans l’un d’eux, près de Tripoli, Abdoul assure avoir vu des migrants forcés de travailler jusqu’à 18 heures par jour dans des champs d’oliviers, sans rémunération et sous la menace constante de violences physiques : « Chaque matin, nous étions réveillés à coups de bâton et conduits aux champs comme du bétail, » raconte-t-il.

Le livre décrit également le fonctionnement des « connection houses » en Libye, où les femmes migrantes sont systématiquement violées et forcées à se prostituer. Le cas de Fatima, une jeune Nigériane de 19 ans, est particulièrement affreux. Vendue à un réseau de proxénètes, elle est contrainte de se prostituer pour rembourser une prétendue « dette » de 30 000 euros.

Les travailleurs migrants travaillent dans des conditions très difficiles, pour un salaire très inférieurs à la réglementation italienne.( Images d’un habitant du ghetto de Rignano.)

En Italie, l’enquête révèle comment l’exploitation se poursuit sous des apparences plus « légales ». Dans la région de Foggia, des milliers de migrants africains travaillent dans les champs de tomates pour des salaires de misère, souvent moins de 3 euros de l’heure, et vivent dans des bidonvilles sans eau ni électricité. Le livre décrit le « ghetto de Rignano », un campement de fortune où s’entassent plus de 2 000 travailleurs migrants dans des conditions sanitaires insoutenables.

L’industrie textile n’est pas épargnée. À Prato, en Toscane, il existe des ateliers clandestins où des migrants chinois et africains travaillent jusqu’à 16 heures par jour afin de produire des vêtements destinés à de grandes marques internationales. Les travailleurs, souvent sans papiers, sont payés à la pièce et gagnent rarement plus de 2 à 3 euros de l’heure.

Un enfer sur terre

Le livre met également en lumière le trafic d’organes, une forme particulièrement odieuse d’exploitation. Il relate des témoignages troublants de migrants ayant été approchés dans des camps en Libye pour « vendre » un rein contre la promesse d’un passage vers l’Europe.

La violence inhérente à ce système d’exploitation est décrite sans fard. Les sévices physiques et psychologiques infligés aux migrants pour les maintenir dans un état de soumission totale sont détaillés légions. Un passage particulièrement marquant relate l’expérience d’Abdoul dans un camp de détention libyen : « Chaque jour était une lutte pour préserver ne serait-ce qu’une once d’humanité dans cet enfer sur terre » .

L’ouvrage force le lecteur à confronter l’ampleur et la brutalité de cette industrie de l’exploitation humaine. Il met en évidence l’urgence d’une action concertée pour démanteler ces réseaux et protéger les droits fondamentaux des migrants, tout en questionnant les structures économiques qui permettent à un tel système de prospérer au cœur même de l’Europe.

Gucci, Prada, LVMH, tous coupables

Les géants du luxe, malgré leurs discours sur l’excellence et le savoir-faire, sont au cœur d’un système qui perpétue l’immigration irrégulière et l’exploitation humaine. Des cas concrets illustrent cette réalité alarmante.

En 2014, une enquête a révélé que des sous-traitants de Gucci employaient des travailleurs chinois dans des conditions proches de l’esclavage à Prato, en Toscane. Ces ouvriers travaillaient jusqu’à 14 heures par jour, sept jours sur sept, pour un salaire dérisoire. Le système de sous-traitance opaque permet à ces marques de se dédouaner de toute responsabilité.

Prada, par exemple, a été accusée en 2018 d’utiliser des ateliers clandestins employant des migrants sans papiers pour la production de ses sacs. La marque a pu plaider l’ignorance, illustrant ainsi les limites des audits et des certifications mis en avant comme gages de traçabilité. Le manque de transparence est flagrant.

Louis Vuitton, fleuron du groupe LVMH, ne divulgue que très peu d’informations sur sa chaîne d’approvisionnement, rendant impossible toute vérification indépendante des conditions de travail. Cette opacité contraste fortement avec les profits exorbitants réalisés par ces marques. En 2022, LVMH a annoncé un bénéfice net record de 14 milliards d’euros, tandis que des rapports font état de salaires de misère dans certains de ses ateliers italiens.

 

 

La complicité des institutions

Audrey Millet ne se contente pas de décrire les activités des réseaux criminels. Elle pointe du doigt la responsabilité des institutions, tant africaines qu’européennes, dans la perpétuation de ce système. L’auteure met en évidence les mécanismes de corruption qui gangrènent les administrations locales et facilitent le trafic d’êtres humains.

Plus troublant encore, l’ouvrage souligne l’aveuglement volontaire de certaines institutions européennes face à cette réalité : « Les politiques migratoires européennes, sous couvert de contrôle des frontières, créent les conditions idéales pour l’expansion du crime organisé« . Cette analyse incisive remet en question les discours officiels et invite à une réflexion profonde sur la gestion des flux migratoires. Au-delà du parcours individuel d’Abdoul et de l’analyse des réseaux criminels, Audrey Millet s’attache à explorer les implications plus larges de ce phénomène. Elle examine l’impact de cette migration massive sur les sociétés d’origine, notamment en termes de fuite des cerveaux et de déstructuration sociale :  « Chaque départ est une perte pour l’Afrique, un maillon manquant dans le développement de ces nations« .

Conséquence de cette immigration : l’Europe est catalysée par une montée alarmante des partis xénophobes, exploitant les peurs liées à l’identité nationale et à la sécurité. Ce phénomène s’accompagne d’une recrudescence du crime organisé transnational, profitant de la vulnérabilité des migrants. Les tensions raciales et sociales s’exacerbent, tandis que la défiance envers les institutions s’accroît face à leur apparente incapacité à gérer ces défis. Cette situation engendre un cercle vicieux où les droits humains sont bafoués, alimentant davantage le discours xénophobe et fragilisant les fondements démocratiques européens. Il ne fait aucun doute que – peu à peu – l’Europe réveillera ses vieux démons et sombrera dans une nouvelle forme de xénophobie. L’espace Schengen est menacé.

Le prix de nos consciences 

Des ouvriers agricoles traités comme des esclaves en Italie, ont été sauvés par la police.

En conclusion, L’Odyssée d’Abdoul d’Audrey Millet dévoile une réalité troublante qui dépasse largement le seul secteur du luxe : l’exploitation systémique de la main-d’œuvre immigrée et irrégulière dans de multiples industries européennes. Cette enquête met en lumière un système pervers où la recherche effrénée de profits se fait au détriment des droits humains les plus fondamentaux.

Car il est effrayant de découvrir combien de multiples secteurs économiques sont désormais dépendants de cette main-d’œuvre vulnérable et corvéable à souhait. Dans l’agriculture, la plaine de Gioia Tauro en Calabre est emplies ses « ghettos » insalubres où s’entassent des milliers de travailleurs migrants exploités dans les champs d’agrumes. Un esclavage moderne sur lequel les autorités – au nom de la sacro-sainte compétitivité et sûrement complices des mafias – ferme les yeux !  

Le secteur du bâtiment n’est pas en reste. À Rome, l’enquête dévoile l’existence de véritables marchés aux esclaves où des migrants sont « loués » à la journée pour travailler sur des chantiers, sans aucune protection sociale ni sécurité. Cette pratique, connue sous le nom de « caporalato », est largement répandue dans toute l’Italie.

L’industrie textile, au-delà de celle du luxe, est également pointée du doigt. À Prato, centre névralgique de la fast fashion en Italie, des milliers de migrants chinois et africains travaillent dans des ateliers clandestins, produisant des vêtements pour des marques internationales bien connues. Les conditions de travail y sont souvent inhumaines, avec des journées pouvant atteindre 16 heures. Même le secteur des services n’échappe pas à cette réalité. Dans les grandes villes italiennes, de nombreux restaurants, hôtels et entreprises de nettoyage emploient des migrants sans papiers, profitant de leur vulnérabilité pour imposer des conditions de travail précaires et des salaires bien en-deçà du minimum légal.

Un esclavage moderne

Le livre salutaire d’Audrey Millet souligne l’ampleur de ce phénomène et son caractère structurel. Il met en évidence la complicité tacite des autorités et l’inadéquation des politiques migratoires actuelles. La demande constante de main-d’œuvre bon marché, couplée à des contrôles insuffisants, crée un terreau fertile pour l’exploitation. Cette enquête nous force à confronter une réalité dérangeante : une part significative de l’économie européenne repose sur l’exploitation de ces travailleurs de l’ombre. Elle souligne l’urgence d’une refonte totale de nos systèmes économiques et migratoires, appelant à une véritable transparence et à une responsabilité accrue des entreprises et des États.

L’Odyssée d’Abdoul nous rappelle que derrière chaque produit que nous consommons, chaque service dont nous bénéficions, se cache potentiellement l’histoire d’un Abdoul. Elle nous invite à repenser notre modèle de société et à exiger des changements concrets dans des industries qui, sous couvert de compétitivité économique, perpétuent des formes modernes d’esclavage.

Pouvons-nous continuer à fermer les yeux sur cette exploitation systémique au cœur même de nos sociétés démocratiques ? Le véritable progrès ne devrait-il pas se mesurer à notre capacité à garantir la dignité et les droits de tous, indépendamment de leur statut ou de leur origine ?

Audrey Millet, L’Odyssée d’Abdoul. Enquête sur le crime organisé, 30/08/2024,  263p. 20€.