Genève, trente ans d’énigmes autour du trésor de guerre des Frères Musulmans  

Le 13 novembre 1995, Alaa el-Din Nazmi, conseiller du bureau commercial de la mission égyptienne à Genève, est abattu dans son parking de six balles. Pendant des décennies, les investigations ne donnent rien, alors que ce diplomate égyptien aurait joué un rôle majeur dans la tentative du Caire de récupération du trésor de guerre des Frères Musulmans. Coup de théâtre ce vendredi, trente ans après l’assassinat : le Ministère public de la Confédération met en accusation pour assassinat un voyou italo-ivoirien de 54 ans, connu de la justice pour des affaires d’escroquerie, de viol, de menaces.   

Par Ian Hamel, à Genève 

Alaa al-Din Nazmi, 42 ans, directeur adjoint du bureau commercial de la mission égyptienne à Genève, était brutalement assassiné dans le parking souterrain de son immeuble, en novembre 1995, dans le quartier du Petit-Saconnex. Il avait reçu six balles tirées par un pistolet semi-automatique, et on lui avait volé sa serviette ainsi que son porte-monnaie.

       

En 1995, l’affaire avait fait grand bruit. D’une part, elle violait l’une des règles non écrites édictées par la Suisse qui ferme les yeux sur tous les trafics, à condition que personne ne s’entretue sur son territoire. La règle a été scrupuleusement respectée par les belligérants durant la Seconde Guerre mondiale.

D’autre part, la très pugnace Carla Del Ponte, alors procureur général de la Confédération, prend personnellement l’affaire en main. Elle deviendra ensuite procureur du Tribunal pénal international pour l’ex-Yougoslavie, puis pour le Rwanda. Enfin, une semaine après l’assassinat du diplomate, le 21 novembre 1995, la police perquisitionne le Centre islamique de Genève (CIG), fondé par Saïd Ramadan, gendre d’Hassan al-Banna, et père de Hani et Tariq Ramadan.

Quel rapport entre ce règlement de compte et la famille Ramadan ? Saïd Ramadan vient de mourir. Selon le journaliste Richard Labévière, auteur de l’ouvrage « Les dollars de la terreur », « la famille s’est partagée une somme apparemment considérable que Saïd Ramadan avait en gestion pour le compte des Frères musulmans en Égypte ». Or, les enquêteurs ont découvert qu’Alaa el-Din Nazmi « aurait joué un rôle majeur dans une tentative de récupération de ces fonds » (1).

La charge est sévère. « Étrangement, il n’y a eu aucune réaction de la famille Ramadan à la sortie de mon livre en 1999, ce qui n’est pas leur genre », constate Richard Labévière, interrogé par l’auteur de cet article (2). Plus récemment, le quotidien genevois Le Temps rappelait que « Tariq Ramadan ainsi que le Centre islamique de Genève, dirigé par son frère Hani Ramadan. sont mis sur écoute durant plusieurs semaines », après le meurtre (3). Sans résultat. 

Un voyou plus qu’un tueur        

L’arme, vraisemblablement un pistolet semi-automatique de marque SIG, a disparu. Les balles sont d’origine militaire, fabriquées à Thoune (Suisse) en 1988. En revanche, le silencieux, bricolé avec de la mousse d’appuie-tête de voitures et du scotch, est retrouvé sur le sol du parking, dans l’immeuble où habitait le diplomate. La Police judiciaire fédérale (PJF) mène des investigations approfondies car on a retrouvé une empreinte digitale sur le silencieux. Elle est transmise via Interpol, à 68 pays pour comparaison. Sans résultat. En 2009, la procédure pénale est suspendue, « faute d’avoir pu identifier les auteurs ».

Coup de théâtre en octobre 2018, vingt-trois ans après le drame, un homme est arrêté dans le canton de Genève, l’empreinte retrouvé sur le silencieux correspond à celle de son pouce gauche. Il est prévenu de meurtre, subsidiairement d’assassinat. Il s’agit d’un Italo-Ivoirien, né en 1969, surnommé “Momo“. Grâce aux progrès technologiques, et notamment à l’utilisation d’algorithmes de détection, on a retrouvé son ADN sur le silencieux. Le suspect est très défavorablement connu des services de police, pour « lésions corporelles », « dommages à la propriété », « séquestration », « contrainte sexuelle », etc. Mais il n’a pas le profil d’un tueur. C’est tout au plus un délinquant de moyenne envergure. 

Une mise en accusation pour « assassinat »

L’une de ses ex-amies, une Italo-Suisse, a également laissé son ADN sur le silencieux. Elle est placée en détention en novembre 2018, puis libérée six semaines plus tard. Le dénommé “Momo“ (son nom n’a pas été rendu public) nie les faits. Mais nouveau coup de théâtre le 18 mai 2020, le Tribunal fédéral, la plus haute instance judiciaire de Suisse, exige la libération immédiate du suspect. L’arrêt souligne que « les circonstances entourant la commission de l’homicide sont loin d’être définitivement établies ». A sa libération, au lieu de tenter d’échapper aux radars, “Momo“ reste dans la région genevoise. Il est de nouveau incarcéré en décembre 2021, cette fois pour une affaire de viol…

Troisième coup de théâtre le 16 août 2024, la Confédération suisse publie un communiqué de trois pages intitulé « Assassinat d’un diplomate égyptien à Genève en 1995 : le Ministère public de la Confédération dépose un acte d’accusation ». Un acte d’accusation auprès du Tribunal pénal fédéral « contre un binational italo-ivoirien de 54 ans et une binationale italo-suisse de 49 ans ». Une mise en accusation pour « assassinat ». Il est reproché à “Momo“ d’avoir tué intentionnellement de six coups de feu l’ancien remplaçant du chef du bureau commercial de la mission permanente égyptienne à Genève, et « d’avoir agi avec une absence particulière de scrupules ». Il aurait fabriqué le silencieux avec la coprévenue avant le crime. Cette dernière est mise en accusation pour « complicité de crime ». C’est une mère de famille, esthéticienne à Genève. Elle avait 20 ans à l’époque des faits.

Des Égyptiens passifs

Même s’il peut se montrer violent et qu’il est « doté d’un faible sens moral », “Momo“ n’a guère le profil d’un tueur de diplomate. Pour une telle opération, une organisation criminelle aurait fait appel à un professionnel venu de l’étranger, pas à un voyou local, qui fabrique un silencieux avec du scotch. Qu’aurait-il gagné dans cette opération ? Les enquêtes n’ont trouvé ni des gains d’argent ni des motivations idéologiques. Quant à sa supposée complice, il sera fort difficile à la justice de lui trouver la plus minuscule motivation. On ne manquera pas non plus de s’étonner du manque de réaction de l’Égypte. Le Caire ne semble pas avoir manifesté son mécontentent à voix hautes quant aux lenteurs de la justice helvétique.  

 

 

 

  • Pages 66 à 70 et pages 166 et 167.
  • Ian Hamel, « Tariq Ramadan. Histoire d’une imposture », pages 81 et 82.
  • Fati Mansour, « Meurtre d’un diplomate égyptien à Genève : les secrets de l’opération Diplodocus », 17 janvier 2020.