De l’euphorie générale suscitée en 2013 par l’intervention de Serval contre les djihadistes au Mali, il ne reste plus rien. Entre revers militaires et maladresses politiques, la France fait face à un rejet jamais égalé dans les relations franco-maliennes.
« Je veux vous dire que je viens sans doute de vivre la journée la plus importante de ma vie politique, parce qu’à un moment une décision doit être prise, elle est grave, elle engage la vie d’hommes et de femmes« , avait déclaré en février 2013 au Mali le président français François Hollande, trois semaines après le début de l’opération militaire française Serval qui a stoppé l’avancée des groupes djihadistes sur Bamako. Plusieurs nouveau-nés maliens avaient alors été prénommés Damien Boiteux, en hommage au première soldat français, le lieutenant Damien Boiteux, mort au Mali aux premières heures de l’engagement militaire.
Six ans plus tard, l’armée française ne peut même plus sortir patrouiller tranquillement dans les grandes villes du Mali sans risques d’être caillassée. Ancien patron de la force française Licorne en Côte d’Ivoire, le général Clément Bollée redoute même publiquement que l’armée française soit chassée du Sahel non par les djihadistes mais par le rejet des populations qu’elle est censée être venue protéger. Que s’est-il donc passé pour en arriver là ?
Le péché originel
La perte du capital d’estime suscité par Barkhane dans l’opinion malienne est la conséquence d’une accumulation d’erreurs que la situation actuelle n’a fait qu’amplifier et mettre en évidence. Il faut remonter à la présidentielle de 2013 pour situer le début de l’incompréhension franco-malienne d’aujourd’hui. A l’époque, Hollande, convaincu qu’il valait mieux une mauvaise élection que pas du tout l’élection, avait exigé que la présidentielle se tienne alors que de toute évidence les conditions d’un scrutin crédible n’étaient pas réunies. Et pour ne rien arranger, la présidentielle au forceps aboutit à l’élection de Ibrahim Boubacar Keita (IBK), candidat du Rassemblement pour le Mali (RPM), formation membre, tout comme le parti socialiste de Hollande, de l’Internationale socialiste (IS).
Aussitôt installé aux affaires, IBK inscrit sa gouvernance sous le sceau de la corruption et du favoritisme sous le regard sinon impuissant à tout le moins complaisant de l’Elysée. L’acquisition d’un avion présidentiel à 30 millions d’euros dans des conditions opaques devient ainsi le baptême de feu du nouveau pouvoir. Une partie de l’opinion malienne et de la classe politique commence déjà à s’inquiéter des liens étroits entre la France et le pouvoir corrompu de Bamako.
Kidal, un abcès non crevé
Pour l’ensemble de l’opinion malienne, le malentendu avec la France porte sur la situation à Kidal. En effet, ils sont nombreux à penser que la France a sanctuarisé la grande ville du nord Mali, sur la frontière algérienne, au profit du Mouvement de libération de l’Azawad (MNLA) et plus largement de la Coordination des mouvements armés (CMA). Malgré les opérations Serval et Barkhane, l’Etat malien et même l’accord inter-malien signé en 2015 à Alger, l’Etat malien n’a jamais réussi à reprendre pied dans à Kidal. Jusqu’ici laissée à la société civile et à une partie de la classe politique, « l’injustice de la situation à Kidal » a été récemment regrettée par le président malien IBK qui a plaidé pour qu’elle soit reconsidérée. Abondant dans le même sens, l’ancien ambassadeur Nicolas Normand a déclaré: « La France a commis une erreur historique en donnant en 2013 Kidal au MNLA ».
Pour sa part, le président nigérien Mahamadou Issoufou a clairement dénoncé le statut de Kidal, affirmant même que cette partie du pays où l’Etat malien est absent est devenu un repère des djihadistes.
Certains Maliens sont par ailleurs remontés contre les critiques des officiels français, notamment le ministre des Affaires européennes et étrangères, Jean Yves Le Drian, qui, selon eux, incrimine le pouvoir malien dans le retard pris par l’application des réformes prévues par l’accord d’Alger sans pour autant déplorer avec la même virulence le refus de la CMA de déposer les armes.
Alors que huit camps sont prévus pour le désarment des groupes signataires des accords d’Alger, leur démobilisation et leur réinsertion (DDR), cette opération n’a toujours pas commencé. De nombreux Maliens voient dans le ton de Le Drian la preuve d’une arrogance coloniale. Celle-ci avait du reste déjà été perçue par nombre d’entre eux lorsque pour se rendre en 2017 à Tombouctou auprès des soldats français, le président Macron avait choisi de ne pas faire escale à Bamako, obligeant ainsi son homologue malien à effectuer le déplacement de la grande ville du nord pour l’accueillir.
Barkhane, une machine à rancœurs
Ce sont surtout les revers militaires subis ces derniers temps par les Forces armées maliennes (FAMA) qui sont venus donner une autre dimension à la montée du sentiment anti-français. Entre octobre et novembre 2019, plus de 100 soldats maliens ont perdu la vie dans des attaques djihadistes de plus en plus coordonnées et sophistiquées. Les lourdes pertes infligées aux FAMA alimentent les rancœurs contre Barkhane, accusée de ne pas venir en aide aux forces maliennes pendant les combats et de ne pas partager les renseignements sur les déplacements des groupes djihadistes afin de déjouer les attaques. Tant qu’elle était exprimée par des anonymes sur les réseaux sociaux, la charge contre Barkhane était restée contenue, voire négligeable pour Paris.
Elle a pris une autre tournure avec la fuite d’une écoute téléphonique entre des éléments de Barkhane et des combattants du MNLA qui demandaient aux éléments de la force française de s’assurer que les FAMA n’entreraient pas une ville du nord. Un clip enregistré par la star de la chanson malienne Salif Keita interpellant IBK sur sa « faiblesse » face à la France et dénonçant les ambiguïtés de Barkhane a donné une résonnance particulière à la montée du sentiment anti-français. Comme Salif Keita, les Maliens de différents milieux, y compris des officiels, soutiennent que la force française n’a pas apporté de réelle valeur ajoutée à l’effort national de lutte contre la menace djihadiste. Il n’est pas sûr que le changement de stratégie annoncée par la ministre française des Armées Florence Parly portée par le déploiement des forces spéciales européennes (opération Takuba) suffise à donner de meilleurs résultats dans le combat contre les groupes djihadistes.
Après la sanglante attaque (près de 100 morts) perpétrée mardi dernier contre la garnison militaire d’Inatès au Niger, voisin, il est même à craindre que la montée du sentiment anti-français déborde le sol malien pour s’amplifier dans d’autres pays sahéliens, notamment au Burkina et au Niger qui subissent eux aussi des revers militaires, malgré la présence de Barkhane.
Si elle n’a pas encore définitivement perdu la guerre contre les djihadistes, la France a déjà perdu la bataille des opinions publiques nationales au Sahel.