Le 26 juillet 2023, c’est un coup d’Etat sans coup de feu qui fait tomber le Président Mohamed Bazoum, chose inédite dans le monde et même au Niger. Celui qui s’empare du Président est l’homme chargé de sa sécurité, le général Abdourahamane Tiani, qui commande la Garde Présidentielle. En ce matin de saison des pluies, nul ne peut encore imaginer les conséquences considérables à venir pour le Niger et pour l’ensemble de la région. En cinq épisodes, Mondafrique vous raconte comment une révolution de Palais a redessiné les rapports de force au Sahel.
Ce troisième volet est consacré au récit de l’introuvable neutralité américaine, qui a eu pour conséquence l’abandon forcé de la base de drones stratégique d’Agadez.
Evidemment, le coup d’Etat est une mauvaise nouvelle pour Washington. Au-delà des considérations stratégiques globales, les Etats-Unis s’inquiètent pour leur base 201 d’Agadez, qui permet à leurs drones de survoler tout le nord du continent, de Nouakchott à Djibouti. Ce poste d’observation est unique, et, pour l’heure, irremplaçable.
Il n’empêche, selon une source diplomatique interrogée par Mondafrique, qu’on a «tendance à surestimer l’importance stratégique du Niger pour les Etats-Unis.» Contrairement à ce qu’ont dit beaucoup de commentateurs français par la suite, «jamais le Niger ne l’a emporté sur la France dans la balance des intérêts.» Selon cette même source, Emmanuel Macron a été directement informé par Joe Biden pendant toute la durée de la crise. Ce sont, d’ailleurs, les renseignements américains qui ont révélé au Président français l’implication de l’ancien Président Issoufou dans le putsch. «Les Etats-Unis n’ont jamais été déloyaux vis à vis des Français. Tout ce que les Américains ont fait, les Français le savaient et en étaient avertis à l’avance», insiste la même source. La gravité de la crise entre Paris et Niamey (voir épisode 2) a donc conduit inexorablement au retrait américain.
Des barrières légales
Lorsque survient le coup d’Etat, le Département d’Etat se débat d’abord contre des entraves légales internes pour pouvoir conserver sa précieuse base à 110 millions de dollars. En cas de putsch, la section 7008 des lois de crédit restreint strictement la marge de manoeuvre de Washington, même avec une majorité large au Congrès. L’option la plus simple est, dès lors, de tenter d’infléchir la position du nouveau pouvoir à Niamey pour desserrer l’étau, normaliser la situation et continuer de faire fonctionner la base de l’Air Force.
C’est pour cette raison que très rapidement, Victoria Nuland arrive à Niamey, dès le 7 août 2023, pour offrir sa médiation en vue d’une sortie de crise. La sous-secrétaire d’Etat par intérim vient aussi faire part de la «vive inquiétude» américaine et exprimer son «engagement résolu à soutenir la démocratie ainsi que l’ordre constitutionnel.» Le compte-rendu se garde de parler de coup d’Etat et mentionne une «tentative extra-constitutionnelle de prise du pouvoir».
La diplomate rencontre alors «des membres du groupe qui revendique le pouvoir au Niger». Le chef de la délégation du Conseil national pour la sauvegarde de la Patrie est le général Salaou Barmou, nommé trois jours plus tôt chef d’Etat-major des Forces armées nigériennes, un officier longtemps présenté comme «l’homme des Américains». Victoria Nuland est d’ailleurs accompagnée d’officiers qui le connaissent personnellement. «Pour nous, de façon intéressante, le général Barmou (…) est quelqu’un qui a travaillé très étroitement avec les forces spéciales américaines pendant de très nombreuses années. Donc nous avons pu explorer en détail les risques encourus par certains aspects de notre coopération dont il s’est historiquement beaucoup occupé. Nous sommes confiants que cela sera pris en compte», dit-elle lors d’un point de presse le jour-même.
Un échange franc et difficile
Mais l’échange ne se passe pas bien. Victoria Nuland avoue que «les conversations ont été extrêmement franches et parfois assez difficiles parce que, à nouveau, nous poussons en faveur d’une solution négociée.» Et de poursuivre : «ils sont assez fermes sur leur vision de la façon dont ils veulent procéder et cela n’est pas conforme à la Constitution du Niger.»
Au-delà de la base 201, Washington s’inquiète d’une nouvelle perte d’influence de l’Occident qui pourrait bénéficier à la Russie, comme ce fut déjà le cas en Centrafrique et au Mali. La diplomate soulève donc la question de Wagner. Les militaires nigériens «comprennent parfaitement les risques pour leur souveraineté en cas d’invitation de Wagner», dit-elle, un peu rassurée sur ce point. N’empêche que Victoria Nuland repart bredouille, sans avoir pu rencontrer ni Mohamed Bazoum ni le général Abdourahamane Tiani.
Presque trois mois plus tard, la rupture de la coopération entre les deux pays et la menace de faire perdre au Niger des centaines de millions de dollars d’aide n’ont pas fait fléchir les autorités militaires. Le parapluie américain aurait pu permettre à Niamey de s’essayer à un grand écart d’équilibriste dans le grand jeu mondial. Certains l’ont espéré. Mais cela n’a finalement pas été possible, malgré les liens tissés pendant douze ans entre les deux pays, malgré les quatre soldats des forces spéciales tués à Tongo Tongo par l’Etat Islamique en octobre 2017, malgré le général Salaou Barmou et son master en études de sécurité stratégiques de l’Université de la Défense nationale à Washington DC.
La fermeté, mais sans intervention armée extérieure
Il faut reconnaître aux Etats-Unis d’avoir, bien que solidaires de la Communauté économique des Etats d’Afrique de l’Ouest (CEDEAO) et de ses décisions, rapidement fait savoir leur hostilité à un règlement par la force, privilégié, au contraire, par Emmanuel Macron. La crainte d’une instabilité accrue de la région, déjà en proie à un conflit armé qui s’enracine, en était la source. Mais dès les premiers jours, Washington ne s’est guère fait d’illusions, nous dit une source diplomatique, sur l’issue funeste qui se dessinait à terme pour ses intérêts.
Côté nigérien, la méfiance s’installe à la faveur de la tentative d’évasion avortée de Mohamed Bazoum, dans la nuit du 18 au 19 octobre 2023. Selon les sources de Mondafrique à Niamey, un hélicoptère américain devait transporter l’ex-Président au Nigéria, profitant de la totale liberté de circulation des aéronefs américains à ce moment-là. Le projet d’évasion a été déjoué dans l’oeuf mais il a révélé une entreprise organisée impliquant, au-delà de proches du Président déchu, la France et les Etats-Unis. Une lettre officielle des Etats-Unis aurait été adressée au Premier ministre Lamine Zeine à la suite de cet épisode, pour tenter d’amortir le coup. Dès lors, les militaires à Niamey acquièrent la conviction que le millier de soldats américains représente une menace pour leur pouvoir, comme les Français avant eux.
A la recherche de nouveaux partenaires pour sa sécurité, le régime de Niamey se tourne vers la Russie, l’Iran, la Turquie. Le vice-ministre russe Iounous-bek Evkourov est reçu le 4 décembre à Niamey par le général Tiani. Il s’agit de renforcer l’accord de coopération militaire déjà en vigueur. Une semaine plus tard, le 13 décembre, la secrétaire d’Etat adjointe aux Affaires africaines, Molly Phee, fait le voyage de Niamey. Elle rencontre le Premier ministre, plaide pour la négociation avec les autorités régionales et un partenariat équitable entre le Niger et les Etats-Unis. A cette date, le Niger est sous blocus depuis près de six mois, sur décision des instances régionales ouest-africaines. Les Etats-Unis approuvent cette fermeté de la CEDEAO et demandent à l’unisson, par la voix de Molly Phee, «un calendrier raisonnable pour une transition crédible et rapide qui permettra au Niger de revenir rapidement avec un gouvernement démocratiquement élu».
Une coopération de défense informelle et coûteuse pour le Niger
Dans l’intervalle, Salifou Modi, le ministre de la Défense, a pris pleinement possession de son portefeuille. Il découvre que la seule formalisation écrite de la coopération militaire entre le Niger et les Etats-Unis est une note verbale américaine du 6 juillet 2012 sur «le statut des personnels militaires et civils américains et des fournisseurs des Etats-Unis sous contrat avec le ministère de la Défense présents temporairement au Niger». Depuis la réponse positive à cette note, le 23 janvier 2013, du ministre des Affaires étrangères du Niger – qui n’est autre que Mohamed Bazoum – cette note fait office d’accord entre les deux pays. Les autorités nigériennes et américaines ont probablement voulu ainsi contourner la norme constitutionnelle nigérienne qui prévoit que les accords de défense doivent être approuvés par l’Assemblée nationale, alors présidée par Hama Amadou, la bête noire de Mahamadou Issoufou.
Le document entre les mains du général Modi aligne les privilèges accordés au personnel américain sur la Convention de Vienne, ce qui leur permet d’être entièrement sous régime américain, de porter leurs uniformes et leurs armes dans leurs missions officielles, de relever exclusivement de la justice américaine et de ne payer aucune taxe ou autre charge au Niger.
De ce fait, c’est le Niger qui s’acquitte, pour les Etats-Unis, des taxes dues par les aéronefs américains évoluant dans son espace aérien. Le général Modi découvre la facture : plus de 500 millions de francs CFA par trimestre. En effet, le texte prévoit que « les aéronefs possédés ou opérés par le département de la Défense ne seront pas soumis au paiement des frais d’atterrissage et de stationnement sur les installations nigériennes (ni) des frais de navigation, de survol ou de terminaux sur le territoire du Niger.»
Le général demande alors officiellement, via l’ambassade des Etats-Unis, une révision de l’accord et la prise en charge des frais de survol de l’espace aérien. Mais il ne recevra jamais de réponse.
La réunion de la rupture
Lorsque Molly Phee revient le 12 mars à Niamey, accompagnée de la secrétaire d’Etat adjointe à la Défense, Celeste Wallander, et du général Michael Langley, le patron du commandement des Etats-Unis pour l’Afrique (Africom), elle s’attend sans doute à un échec. Mais peut-être pas à la franchise brutale de ses interlocuteurs.
Lors de la réunion du 13 mars, le général Modi met les pieds dans le plat. Il s’agace de n’avoir jamais reçu aucune réponse à son mémorandum proposant la formalisation du partenariat militaire. Puis il fait état de récents vols de drones américains non signalés dans l’espace aérien nigérien, découverts grâce à l’acquisition par le Niger d’un radar russe. L’un de ces drones est observé survolant la frontière bénino-nigérienne en coordination avec un avion de chasse français. D’autres à proximité d’une embuscade djihadiste. Pour le général, la mission des soldats américains n’est ni claire, ni loyale. «Vous êtes un vecteur d’insécurité», lance-t-il à ses interlocuteurs, médusés.
Le général Modi a été chef d’Etat-major des FAN de 2019 à 2023. Il a, à ce titre, fait plusieurs voyages aux Etats-Unis. Il s’est toujours plaint, comme son successeur, des règles d’engagement américaines. Les drones de longue portée décollant d’Agadez n’étaient pas là pour ouvrir le feu sur les groupes armés djihadistes. Le cadre légal de leur installation ne le leur permettait pas. Et la mort des quatre soldats des forces spéciales américains à Tongo Tongo, qui révéla leur présence au sol jusque là secrète, rendait le dossier très délicat. Finalement, à quoi sert alors cette coopération militaire ?
La discussion s’échauffe. La délégation américaine s’inquiète du rapprochement de Niamey avec ses ennemis. Accuse le Niger d’avoir conclu un accord secret de vente d’uranium avec Téhéran. «Vous venez nous menacer dans notre pays ?», s’enflamme le Premier ministre qui dément formellement un tel accord. «La CEDEAO et vous, c’est la même chose», s’emporte le colonel Ibro. La délégation américaine tente de plaider sa différence mais la réunion tourne court. Le lendemain, les deux parties se séparent sur un constat de désaccord total. Même le projet de compte-rendu est abandonné. L’avion américain ronfle déjà sur le tarmac de l’aéroport de Niamey. Faute de base légale, la coopération militaire entre les deux pays devient impossible. Et le contingent américain doit donc partir.
Le 16 mars, Niamey dénonce avec effet immédiat l’accord de coopération militaire avec les Etats-Unis. Un mois plus tard, Washington accepte de retirer son millier de soldats. Début août, ce retrait devrait être achevé. Depuis, le ton est redescendu. Les deux parties ont à coeur de ménager l’avenir. La coopération civile va reprendre à petits pas, plus modeste : le Niger n’est plus une priorité de l’attention américaine.