L’Intelligence Artificielle (IA) au coeur de l’offensive israélienne

À la fin du mois de novembre 2023, les autorités israéliennes indiquaient que, dans les 35 premiers jours du conflit à Gaza, elles avaient frappé plus de 15 000 cibles – soit trois fois plus qu’au cours des 51 jours qu’avait duré l’opération « Bordure protectrice », en 2014. Quelques jours plus tard, le magazine d’investigation israélien +972 dévoilait une enquête révélant les raisons de ce rythme effréné : un programme informatique dopé à l’intelligence artificielle (IA) surnommé Habsora – l’Évangile en français – et fonctionnant comme une « usine à cibles », 24 heures sur 24.

D’après l’article, ce système capable de traiter des masses de données très hétérogènes et issues de différentes branches du renseignement serait utilisé par Tsahal pour identifier les cibles potentielles de la campagne de bombardements, mais aussi pour estimer à l’avance le nombre de victimes civiles.

Un article du site « The Conversation »

  1. Laure de Roucy-Rochegonde Chercheuse au Centre des études de sécurité de l’Institut français des relations internationales (Ifri), chercheuse associée au Centre de recherches internationales (Ceri, Sciences Po/CNRS), Sciences Po
  • Amélie Férey, Chercheuse et responsable du Laboratoire de recherche

     

En Israël, le recours à ce type de technologies n’est pas nouveau : Tsahal a, en effet, érigé la supériorité technologique face à ses adversaires en objectif clé, notamment dans le cadre de son plan de modernisation, mis en œuvre en 2019 et baptisé « Momentum ». En 2021, déjà, l’opération « Gardien des Murs » avait été qualifiée par l’armée israélienne de « première guerre de l’intelligence artificielle ».

Ainsi que l’expliquait il y a quelques mois l’ancien chef d’état-major Aviv Kochavi, le programme Habsora avait été utilisé pour générer une centaine de cibles par jour, dont la moitié avaient effectivement été engagées. Il rappelait, à titre de comparaison, que jusqu’alors une cinquantaine de cibles étaient identifiées chaque année dans les territoires palestiniens.

Comme l’exposait en juin 2022 la chercheuse Liran Antebi dans les colonnes de la revue Vortex, l’État hébreu s’appuie sur au moins quatre logiciels dans ses opérations contre le Hamas : Alchemist, Gospel (Habsora), Depth of Wisdom et Fire Factory.

Si le fonctionnement précis de ces systèmes, vraisemblablement conçus par la célèbre unité 8 200, est difficile à établir, il semble qu’Alchemist facilite les ripostes en cas d’attaque visant le territoire israélien ; que Depth of Wisdom cartographie les sols et les sous-sols de la bande de Gaza (pour repérer les tunnels du Hamas) ; qu’Habsora définit les cibles les plus pertinentes ; tandis que Fire Factory génère en temps réel des plans de frappe par avions et par drones, en fonction du type de cible. C’est grâce à ces technologies de pointe que l’armée israélienne est désormais capable de frapper plusieurs centaines de cibles par jour.

Ces logiciels permettent d’automatiser la constitution des « dossiers d’objectifs » préalables aux missions aériennes. Ces dossiers comportent des cartes et des images satellite de localisation des cibles ; ils précisent également les types de munitions à privilégier, ainsi que les points d’impact potentiels et les conséquences probables des frappes.

En croisant ces données, les programmes suggèrent automatiquement des cibles, sur le modèle des signature strikes américaines qui agrègent les caractéristiques communes d’individus impliqués dans des actes terroristes pour en dégager des « schémas » ou « patterns of life ». La CIA a ainsi ciblé des individus dont l’identité n’était pas formellement confirmée, mais dont un ensemble de données (localisation, équipement, âge, sexe, etc.) permettait de les associer à des combattants d’organisations terroristes.

Une « usine à assassinats de masse »

L’auteur de l’enquête de +972, Yuval Abraham, expose dans une interview au média américain Democracy Now que ces programmes informatiques ont été développés pour la Target Division de Tsahal, afin de remédier à la pénurie de cibles dont avaient pâti les forces israéliennes lors de leurs opérations précédentes à Gaza. L’armée de l’air s’était en effet trouvée plusieurs fois à court d’objectifs, alors que demeurait une forte pression politique pour continuer la guerre.

Le journaliste israélien alerte toutefois sur la « politique du chiffre » dont découle cette capacité à identifier des centaines d’objectifs chaque jour. Il relate ainsi que les militaires auprès desquels il a enquêté estiment être « jugés sur la quantité de cibles qu’ils arrivent à désigner, pas sur leur qualité », dans le but de créer un effet de choc au sein de la population gazaouie.

 

 

Cette multiplication des frappes occasionne cependant un nombre colossal de victimes, majoritairement civiles.

Le bilan depuis le 7 octobre a ainsi dépassé les 27 000 morts à Gaza, dont les deux tiers ne sont pas des combattants, d’après les chiffres avancés par les autorités israéliennes. Le recours à des techniques d’intelligence artificielle autorise donc Tsahal à intensifier ses frappes, mais ne permet pas pour autant de limiter les « dommages collatéraux », ce qui peut sembler paradoxal.

Une « riposte disproportionnée » ?

L’emploi de l’IA dans un nombre croissant de systèmes d’armes est présenté comme porteur d’une plus grande mesure dans le recours à la force, car permettant davantage de précision dans les frappes. Le cas d’Habsora démontre au contraire que ces technologies peuvent aussi être employées pour intensifier les campagnes aériennes en augmentant la cadence des frappes – causant donc plus de dommages humains et matériels parmi les civils. La retenue dans l’usage de la force ne dépend donc pas d’instruments techniques, mais bien d’une volonté politique.

Dans le cadre de l’opération « Glaives de fer », qui a débuté le 11 octobre 2023, deux objectifs militaires ont été fixés à l’armée israélienne : l’éradication du Hamas d’une part, et la libération des près de 240 otages détenus dans Gaza depuis le 7 octobre d’autre part.

Ces objectifs ont toutefois été vivement critiqués en Israël. D’abord parce que, comme l’a pointé le journaliste d’Haaretz Amos Harel, ils sont en partie contradictoires, les otages étant susceptibles de périr lors de bombardements ou lors d’échanges de tirs entre les geôliers et Tsahal ; la mort tragique d’otages abattus par l’armée israélienne alors qu’ils avaient réussi à s’échapper en est un exemple cruel.

Ils semblent en outre difficilement réalisables sur le plan tactique. Le Hamas est une organisation biface : si sa branche armée s’est rendue coupable d’actions terroristes de masse, il n’en reste pas moins perçu par une partie du peuple palestinien comme un parti capable d’organiser une résistance. Son éradication militaire ne serait donc pas synonyme de sa défaite politique ou idéologique.

Le gouvernement israélien est donc confronté à un dilemme : comment cibler le Hamas de façon adéquate tout en sauvant les otages ? Depuis la seconde Intifada (2000-2005), Tsahal a oscillé entre deux approches de l’emploi de la force. La première, extrêmement précise, se traduit par des campagnes de « prévention ciblée » visant à éliminer les hauts responsables ennemis – du Hamas, mais aussi du Hezbollah ou de l’Iran. Cette approche apporte des succès tactiques : elle permet de réduire le niveau de menace pesant sur Israël en ralentissant le rythme des attaques, en privant les organisations ciblées de compétences essentielles, et en compliquant les communications entre les chefs, contraints de se cacher.

La seconde approche consiste au contraire à riposter de manière disproportionnée, afin de dissuader l’action armée. Cette option se décline en de multiples théorisations, dont la plus célèbre est « la doctrine Dahiya », du nom d’un quartier de Beyrouth rasé par l’aviation israélienne en 2006.

 

 

Gadi Eisenkot, ancien chef d’état-major israélien – et qui fait désormais partie du cabinet de guerre – avait ainsi déclaré dans une interview à Haaretz en 2008 :

« Ce qui est arrivé à Dahiya à Beyrouth en 2006 arrivera à tous les villages qui servent de base à des tirs contre Israël. Nous ferons un usage de la force disproportionné et y causerons de grands dommages et destructions. Ce n’est pas une suggestion mais un plan qui a été approuvé. »

La destruction des maisons des familles de Palestiniens accusés de terrorisme s’inscrit également dans cette idée d’utilisation de la force à des fins dissuasives et dans une logique de responsabilité collective, qui vise à rendre insupportable aux Palestiniens les conséquences de toute action armée.

L’opération « Glaive de fer » conjugue donc ces deux approches, ainsi que leurs travers. D’une part, la perception du Hamas par l’état-major de Tsahal semble réduite aux quatre dirigeants responsables de la branche militaire : Yahya Sinouar et son frère Mohammed Sinouar, Abu Ubaida et Mohammed Deif. Incapable de les localiser et de les éliminer, l’armée israélienne offre une image de défaite, en dépit de l’intense campagne militaire en cours. Des tracts ont ainsi été largués dans Gaza promettant une récompense à tous les Gazaouis détenant des informations sur ces quatre hommes.

Le cabinet de guerre semble quant à lui pencher pour la riposte disproportionnée, afin de restaurer le régime de dissuasion qui s’est écroulé le 7 octobre. Cette stratégie est néanmoins contraire à l’un des principes cardinaux du droit international humanitaire (DIH) : l’obligation pour les armées de distinguer entre civils et combattants.


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Certes, le DIH admet que des civils meurent au cours de frappes, mais seulement si l’objectif militaire anticipé est décisif, et si toutes les précautions ont été prises pour éviter ces morts.

D’après les informations recueillies par +972, le programme Habsora permet de connaître précisément le nombre de civils susceptibles d’être tués lors d’une frappe. Le calcul de proportionnalité de Tsahal a donc manifestement évolué : Yuval Abraham rapporte ainsi qu’alors que jusqu’au 7 octobre une dizaine de victimes collatérales étaient tolérées pour éliminer un membre exécutif du Hamas, plus d’une centaine de morts civiles seraient désormais acceptées pour en neutraliser un membre subalterne.

Cette évolution explique la destruction d’immeubles entiers pour abattre une unique cible répertoriée, comme en témoigne la frappe sur le camp de réfugiés de Jabaliya, le 31 octobre 2023, qui visait un seul des dirigeants de l’attaque du 7 octobre et qui a fait 126 morts, selon le collectif Airwars.

Ces exemples tendent à montrer que le recours à des technologies avancées ne conduit pas à l’avènement d’une guerre plus « propre » : les algorithmes ne sont ici pas utilisés pour limiter les dommages collatéraux, mais pour cibler plus massivement, avec un ratio particulièrement élevé de victimes civiles, et ce en connaissance de cause.

 

 

Le piège de la guerre asymétrique

L’analyse de la campagne militaire de l’armée israélienne conduit enfin à s’interroger sur son efficacité stratégique. Alors que les plus hauts responsables militaires de l’attaque du 7 octobre sont encore en vie, terrés dans les tunnels de Gaza, l’offensive militaire est de plus en plus critiquée à l’international, en raison du grand nombre de civils tués. La Cour internationale de justice, saisie par l’Afrique du Sud, a ainsi constaté un risque de génocide à Gaza, fragilisant le soutien occidental à l’État hébreu.


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Or ce soutien est vital pour Israël, qui bénéficie d’une aide militaire américaine de 3,8 milliards de dollars par an. Certains de ses équipements militaires clés sont achetés aux États-Unis, dont une cinquantaine d’avions F35. Sur le plan opérationnel, l’envoi de deux porte-avions américains en Méditerranée immédiatement après le 7 octobre a été décisif pour dissuader l’Iran de profiter du chaos dans lequel Israël était plongé pour attaquer. Dans un tel contexte, un abandon du soutien américain aurait des conséquences majeures sur la politique de défense israélienne.

Sur le plan local, les morts et blessés civils nourrissent le ressentiment des Gazaouis envers Israël, ce qui a pour effet de les pousser dans les bras du Hamas plutôt que de les en détourner. Un enfant de Gaza ayant vécu les guerres de 2014, de 2021, puis de 2023 sera sans doute plus susceptible d’être séduit par la rhétorique guerrière du Hamas que de devenir un partenaire stable avec lequel construire une paix durable dans la région.

Dans un sondage réalisé le 14 novembre par le Arab World for Research and Development auprès des Palestiniens de Gaza et de Cisjordanie, 76 % des personnes interrogées déclaraient ainsi qu’elles avaient une vision positive du Hamas ; en septembre, 27 % seulement des personnes interrogées dans ces deux territoires estimaient que le Hamas était « celui qui méritait le plus de représenter le peuple palestinien ».

Comment, alors, expliquer le choix d’Israël de recourir à une intense campagne de bombardements, avec l’aide d’Habsora ? L’État hébreu semble avoir été pris dans le « piège de la guerre asymétrique » : l’effroi et la colère des Israéliens à la suite des massacres du 7 octobre ont incité le gouvernement Nétanyahou à mettre en œuvre une réponse politique forte, dont la pertinence militaire pose aujourd’hui question.

En l’absence d’une solution politique, Israël risque de s’épuiser dans une guerre sans issue. Le 7 octobre a déjà montré les limites du « tout technologique », lorsque le mur réputé infranchissable entre Israël et les territoires palestiniens a été déjoué par des membres armés du Hamas. Le ciblage intensif permis par Habsora peut donner une nouvelle fois au peuple israélien l’illusion d’une victoire sur le Hamas, alors que les leaders militaires de ce dernier n’ont pas été éliminés et que le grand nombre de victimes civiles risque d’aliéner à Israël l’appui de ses soutiens internationaux.