En 2023, les pluies creusent les oueds et les barrages s’effondrent déversant des flots boueux sur les villes de la côte Est qui sont au bord des estuaires. Les effets de ce cataclysme ont été exacerbés par les divisions politiques et l’insécurité qu’affronte le pays depuis 2011. De plus, les fonctions de maintenance et de surveillance des barrages reviennent aux autorités régionales et municipales. Or les hommes d’Haftar à Benghazi vont récupérer la catastrophe au détriment du Gouvenement d’union nationale (GUN) pour étendre leur influence dans le reste du pays.
Pour essayer de reprendre la main à l’occasion de ce cataclysme, le Gouvernement d’Union Nationale (GUN) de Tripoli mobilise l’aide internationale pour la ville sinistrée de Derna, la plus spectaculairement touchée par la rupture de deux barrages sur la côte Est. A cet effet le GUN crée le Fonds de reconstruction en 2023 qui doit financer le relogement et la reconstruction de Derna avec l’aide de la communauté internationale.
Hélas pour lui, le GUN n’a pas compétence sur cette zone qui dépend des autorités de Benghazi. D’ailleurs les 200 élus de la Chambre des représentants (CdR), basée à Benghazi, dans l’Est libyen, inféodée à Haftar, décident de mettre le Libyan Development and Reconstruction Fund à la disposition de Belgacem Khalifa Haftar, doté des pouvoirs d’expropriation pour mener les chantiers et l’aménagement urbain. Ce Fonds peut recevoir des financements extérieurs sous forme de dons et de prêts bien que le pouvoir de Benghazi ne soit pas officiellement reconnu. Mais en réalité Haftar est de toutes les rencontres internationales de haut niveau.
La Turquie d’Erdogan victorieuse
En effet, le clan Haftar, qui s’est considérablement enrichi au pouvoir bénéficie, de nombreux appuis financiers, militaires et diplomatiques. On peut mentionner tout récemment : le chef du Kremlin Vladimir Poutine; la Première ministre italienne Melloni; les généraux américains et les financiers allemands. Durant l’année 2024, le Fonds de reconstruction (Libyan Development and Reconstruction Fund) a déversé des millions de dollars pour s’emparer de terrains et financer des équipements urbains, notamment à Benghazi et à l’intérieur du pays. Les Égyptiens, les Émirats et la Turquie ont pris des parts du Libyan Development and Reconstruction Fund.
La Turquie sort victorieuse de cette redistribution des cartes. Tout en continuant à financer les milices des frères musulmans à Tripoli, le Président Erdogan est devenu, tout comme le maréchal Sissi, un des partenaires principaux de Benghazi. Une noria de dirigeants libyens se rend à Istamboul et Ankara. L’ensemble des transactions financières avec le Moyen-Orient, la Turquie et l’Allemagne passe par Malte et Chypre qui reste des boites noires qui échappent à la surveillance bancaire européenne. Le gouverneur de la Banque centrale, récemment chassé de Tripoli, El Kebir, agit comme le partenaire occulte du Fonds de reconstruction et le fait bénéficier de son réseau international de correspondants bancaires. Benghazi du point de vue financier est hors-sol et assume les fonctions de la Banque centrale de Tripoli, actuellement fermée.
Le clan Haftar aux commandes
La Banque Centrale Libyenne (CBLBCL) a masqué les flux financiers louches de plus en plus importants qu’induit le Libyan Development and Reconstruction Fund vers lequel les ressources pétrolières sont orientées. Cela explique l’expulsion du gouverneur de la BCL par une faction armée proche du gouvernement de Tripoli, en aout 2024. Celui-ci est parti toutefois avec ses bases de données et le contrôle des réserves en devises. Celles-ci sont aussi sous la main, depuis juillet 2022, de Saddam Haftar, le fils de Khalifa Haftar. Il avait obtenu en effet la nomination de Farhat Bengdara, son ami, comme patron de la National Oil Corporation (NOC), en remplacement de Mustafa Sanalla.
Le gouvernement reconnu par la communauté internationale (Government of National Unity) a entériné la mainmise des Haftar sur la manne pétrolière, déplaçant définitivement l’axe de la richesse à l’Est. Sadiq el-Kebir, le gouverneur de la Banque Centrale Libyenne, déchu en aout 2024, ne ménageait pas d’ailleurs ses critiques sur les dépenses inconsidérées et l’opacité du GUN. Cet homme compétent est aussi l’ambitieux artisan d’un réseau de correspondants bancaires internationaux que le FMI ne comprend pas. Lui, par contre a compris que l’Est lui offrait l’opportunité de réunifier la Banque centrale sous sa conduite. C’en était trop pour le GUN, mais là aussi il réagissait trop tard. La déroute du GUN dans l’odyssée de la reconstruction à l’Est ne signifie pas cependant que Haftar a gagné la partie du point de vue politique, et même du point de vue militaire. Le Sud libyen conteste Haftar et a beaucoup souffert des pluies diluviennes de 2023.
Sebha, la Libye de demain?
En effet, Derna n’est ni la ville ni la partie de l’Est l’a plus affectée par les inondations. D’autres cités sont martyrisées depuis des années, comme Benghazi par le clan Haftar, et d’autres régions que celles de Derna sont gravement touchées par les pluies et les ruptures de barrages de 2023. La politique de reconstruction exhibée par le gouvernement de Benghazi sous la coupe d’Haftar est aussi l’aveu d’une certaine faiblesse et peut être le début de la prise en compte de la volonté de souveraineté du peuple libyen.
Les efforts déployés récemment par Benghazi visent surtout à se rapprocher socialement et politiquement des tribus et des bourgades de l’Est et du Sud. En septembre 2024, le maréchal Haftar, et aussi le gouvernement de Benghazi, ont choisi la troisième ville de Libye, Sebha, pour consolider l’alliance peu facile avec cette zone d’oasis et de passages transsahariens depuis plus d’un millénaire.
Les agissements des mercenaires Russes vis-à-vis des tribus de l’Est et du Sud ont mis Haftar dans une situation délicate dont il essaye de sortir avec les rencontres de Sebha et davantage de distribution de ressources vers les communautés, les groupes et les tribus du Sud. Il peut se le permette car il contrôle la zone la plus riche en hydrocarbures et qu’il dispose du Fonds de reconstruction. Mais retrouver la confiance et la fidélité des leaders régionaux, tribaux et claniques demande des réparations difficiles, dont le châtiment, ou au moins le départ des Russes. Ce qui semble exclu car Haftar est en train de se réarmer et d’accueillir des milliers de combattants russes en vue d’un affrontement avec d’autres forces de l’Est (voir prochain article).
La matrice Kadhafi
La solidarité de tout le pays face aux destructions et aux déplacements suscités par les inondations a montré que la Libye reste, malgré les conflits entre oligarchies, une entité nationale et territoriale. Kadhafi a réussi, comme d’une certaine manière Mobutu, à être un roi unificateur des régions et des peuples de son pays. L’armée supposée de l’Est n’oublie pas que son chef Haftar était l’homme de Kadhafi chargé jadis de l’occupation d’une bande du territoire tchadien.
Même s’ils sont passés par la case de la prison du chef de la Jamarihia, les meilleurs officiers d’Haftar sont issus de l’appareil de défense et de sécurité d’avant 2011. Ils connaissent aussi bien les arcanes de Tripoli et la famille de Kadhafi que les citadins et les bédouins de l’Est. La mémoire de la « résistance » libyenne qu’a analysé finement Claudia Gazzini[1] renvoie à l’Est de la Libye. Le maréchal Haftar se trouve confronté aux héritiers de l’épopée khadafiste. Sous le règne de Kadhafi la ville de Sebha va héberger dans un environnement moderne et structuré un grand nombre de communautés libyennes rétives à l’emprise d’Haftar : la tribu Qadhadhfa du Colonel déchu, les Ould Souleymane, les Touaregs et les Toubous.
L’espace cardinal
Les luttes militaires et les alliances politiques excèdent le clivage Ouest-Est. A Tripoli, la brigade Misrata a participé aux combats de forces qui s’enracinent dans les quartiers. De même elle est intervenue, aux antipodes, à Sebha, pour jouer soutenir un camp qui pouvait lui être opposé ailleurs. Sebha apparait aujourd’hui comme le lieu où se recompose un compromis entre les factions en présence qui pourrait s’étendre au pays. Ce ne sera pas facile car les antagonismes locaux sont présents et intenses.
Ainsi, après 2011, les Ould Souleymane se sont alliés aux Touaregs et les Qadhadhfa avec les Toubous. Haftar et son armée arabe libyenne ont essayé de réduire sans succès les Toubous. Il y a peu, suite à des tentatives de les prendre en étau avec l’appui de la junte nigérienne, Haftar a fini par renoncer, sachant de plus que le Premier ministre du Niger, Ali Lamine Zeine est d’origine Toubou.
Les flots d’eau sur la Libye ont pourtant bouleversé son paysage politique. Il en résulte quatre pôles de puissance (et non de pouvoir) qui se répartissent dans l’espace cardinal : le Nord, l’Ouest, l’Est, le Sud. Bien sûr des intersections multiples relativisent l’homogénéité et la clôture de ces aires géographiques.
Mais il faut sortir du clivage entre Tripoli et Benghazi et tenir compte de Sebha, en partie africaine et de Syrte, la ville de Kadhafi et une base navale militaire sur la Méditerranée. Une troisième voie possible en Libye? La gestion monétaire et financière renouvelée de ce pays pourrait aussi être le soubassement d’un développement de chaque grands points cardinaux libyens, ce qui amènerait aussi à relativiser peu à peu l’influence et les détournements du clan Haftar.
[1] Claudia Gazzini « Assessing Italy’s Grande Gesto to Libya, » Middle East Report Online, March 16, 2009.