Aux grands maux les grands remèdes. En essayant de comprendre les dessous de la grave crise qui secoue depuis de longs mois les relations franco-marocaines, le quotidien parisien « Le Monde », réputé bien informé à la fois par l’Elysée et par le Quai d’Orsay, a fait carrément dans l’approche « psychanalytique ».
Une analyse du site Maghreb Intelligence
« Le Monde » qui a consacré ce mercredi 4 octobre 2 pages et un éditorial aux tensions entre les deux pays. « L’heure n’est plus au constat du désamour, maintes fois dressé depuis environ deux ans. Elle est à l’interrogation anxieuse, à Rabat comme à Paris : jusqu’où cela ira-t-il ? », se demande le journal français, avant de revenir sur le séisme qui a frappé le Haut Atlas, le 8 septembre dernier et qui aurait dû, en toute logique, apaiser les esprits. « Or, c’est le contraire qui s’est produit : le schisme s’est aggravé », ajoute « Le Monde ».
D’ailleurs, « Au Maroc, certains débats télévisés parisiens aux étranges intitulés – « Le Maroc peut-il s’en sortir sans l’assistance de la France ? » – ont assurément choqué, raconte Frédéric Bobin, l’envoyé spécial du « Monde » Rabat.
Rabat rend désormais coup pour coup
Et pour ne rien arranger, le choix d’Emmanuel Macron de s’adresser directement aux Marocains a irrité les Marocains. « Son message vidéo maladroit a été perçu comme une violation des usages protocolaires, défiant le roi, ont fustigé les médias du royaume », insiste le journaliste français.
« Qui eut imaginé qu’une catastrophe naturelle puisse déraper dans pareille aigreur ? Fallait-il que la relation franco-marocaine soit à ce point devenue une matière inflammable ? Le terrain bilatéral est-il si miné que chaque geste officiel ou chaque article de presse, objet d’une exégèse soupçonneuse, voire paranoïaque, à Rabat, relance un nouveau cycle de controverses comme dans une spirale infernale ? », se demande, perplexe, Frédéric Bobin.
Aux articles consacrés au roi Mohammed VI dans la presse française, comme celui publié par l’hebdomadaire intitulé « Mohammed VI, sa vie cachée en France », certains sites électroniques, présentés comme proches des hautes autorités marocaines, se déchaînent contre Emmanuel Macron. Rabat ne se laisse plus faire et rend coup pour coup. « Œil pour œil, dent pour dent », note le quotidien parisien de centre-droite.
Dans ces conditions dire que « la crise est profonde, c’est un euphémisme ». « Les températures sont, il est vrai, déjà polaires. Le Maroc n’a plus d’ambassadeur à Paris depuis le 19 janvier. La date ne doit rien au hasard. Ce jour-là, le Parlement européen, rompant avec des années de bienveillance à l’égard de Rabat, adoptait une résolution critiquant les atteintes à la liberté de la presse au Maroc. Le contexte était adverse pour le royaume chérifien alors que grondait depuis quelques semaines à Bruxelles le « Qatargate », aussitôt associé à un « Marocgate », scandales de corruption impliquant des eurodéputés et révélant la part d’ombre des stratégies d’influence des deux Etats », raconte « Le Monde ».
« L’affaire de la résolution européenne a été considérée à Rabat comme un coup bas de Paris, c’est que le texte a été porté, entre autres, par le groupe Renew, présidé par Stéphane Séjourné, proche d’Emmanuel Macron. Aux yeux des Marocains, la cause était entendue : l’Elysée conspire bel et bien contre leur pays. Les contacts officiels, dès lors, se raréfient, s’ils ne sont pas rompus », continue le journal parisien qui explique qu’au refus de nommer un nouveau représentant marocain à Paris s’ajoute le traitement réservé à l’ambassadeur français à Rabat, Christophe Lecourtier, snobé par les autorités du pays hôte.
« L’atmosphère s’était pourtant détendue cet été avec un échange téléphonique, le 21 août, entre Mohammed VI et Emmanuel Macron. L’heure semblait au dégel, d’autant que l’impasse de la relation avec l’Algérie, malgré les ouvertures de l’Elysée, poussait certains conseillers du président français à vouloir redoubler d’efforts vis-àvis du Maroc afin d’éviter de perdre sur les deux tableaux. La rechute, précipitée par les controverses autour du séisme du Haut Atlas, n’en a été que plus brutale », se désole l’envoyé spécial du « Monde ».
Un Maroc « psychologiquement » très différent
Aujourd’hui « deux décrochages semblent être à l’œuvre, l’un nourrissant l’autre, rendant le Maroc de 2023 très différent de celui auquel la France avait dû faire face il y a encore une décennie », croit savoir « Le Monde » qui explique que « le premier décrochage est d’ordre stratégique. Il tient dans le raidissement de la posture de Rabat depuis le deal de Donald Trump de décembre 2020, au terme duquel Washington reconnaissait la marocanité du Sahara occidental en échange de la normalisation diplomatique entre le Maroc et Israël. Enhardi – parfois jusqu’à l’hubris – par l’adoubement américain, le Maroc a fait monter les enchères vis-à-vis de ses autres partenaires sur le dossier sahraoui. Ceux-ci – France en tête – sont invités à valider formellement la souveraineté du Maroc sur le territoire que lui disputent depuis 1975 les indépendantistes du Front Polisario avec le soutien d’Alger ».
« L’inflexibilité du Maroc sur la question se nourrit d’une nouvelle représentation de lui-même, celle d’une puissance régionale émergente, à la diplomatie décomplexée », psychanalyse Frédéric Bobin.
« Là est le deuxième décrochage, celui des imaginaires. La crise des visas, qui aura duré plus d’un an, l’a parfaitement illustré. En septembre 2021, le gouvernement français annonçait une réduction drastique dans l’octroi des visas aux ressortissants des pays du Maghreb…Si la sanction a été vécue au Maroc comme une véritable humiliation – terme qui revient dans toutes les bouches –, c’est que ses élites étaient les plus imbriquées dans le tissu social, professionnel et culturel de l’Hexagone. L’ère de leur relative liberté de circulation entre les deux rives de la Méditerranée– le taux de refus n’était que de 18 % pour les demandeurs marocains de visa en 2019 – a paru se refermer. Déchirante désillusion pour cette élite francophone et francophile, soudain traitée comme une menace et qui s’est alors mise à rêver à des horizons de substitution, notamment anglo-saxons. Suprême paradoxe que ce ressentiment contre la France, traditionnellement confiné aux courants islamistes et nationalistes et qui s’élargissait soudain à ceux-là mêmes qui avaient été les meilleurs véhicules de sa culture au Maroc », avoue, un tantinet dépité, « Le Monde ».
Le journal français décrypte avec beaucoup de lucidité que « le sentiment de rejet éprouvé à ce moment-là s’est arrimé à la montée d’un nationalisme de plus en plus désinhibé, qui se manifeste désormais en toute occasion : débat sur la marocanité du Sahara occidental, exploits de l’équipe nationale de football lors de la Coupe du monde au Qatar (décembre 2022) et, plus récemment, le séisme du Haut Atlas marqué par un élan de solidarité exceptionnel au sein de la population ».
Le roi Mohammed VI, ligne rouge pour tous les Marocains
Et pour étayer son argumentaire, l’envoyé spécial du « Monde » fait appel à un psychanalyste de Rabat (Hicham Chamekh) qui explique qu’Il « se joue en ce moment au Maroc un processus d’émancipation. Les Marocains veulent sortir d’un lien avec la France marqué par un certain paternalisme et une posture de domination, voire d’infantilisation ». Et le tout se joue principalement autour du traitement fait à l’image du roi dans la presse française et qui est vécu par nombre de Marocains comme déplacée, voire blessante. « Il y a une incompréhension en France autour des liens entre les Marocains et le roi. La monarchie est une institution perçue ici comme un recours, une entité qui sécurise. Offenser le roi, c’est offenser tous les Marocains », observe « Le Monde » qui cite Taoufiq Boudchiche, économiste et diplomate.
« Le statut sacré du roi, commandeur des croyants, inspire au Maroc une sensibilité bien différente, symptôme du fossé psychologique et émotionnel entre les deux pays », rappelle le quotidien parisien qui raconte que l’affaire Pegasus n’a pas arrangé les choses entre le roi Mohammed VI et le président Emmanuel Macron.
« Quand, à Paris, on ne comprenait pas le déni marocain – Nous avons obtenu plus d’explications d’Israël que du Maroc, déplore un officiel français familier du dossier –, les Marocains s’indignaient que l’on pût s’indigner. C’est un peu le délit de sale gueule, relève un homme d’affaires marocain. En somme, on nous accuse – Comment vous, pays émergent, avez-vous osé espionner un pays puissant ?”–, alors que la pratique dans l’autre sens est monnaie courante », conclut le journal « Le Monde » sur une note anecdotique