Le décès de Evgueni Prigojine, truand, voleur et assassin

FILE Yevgeny Prigozhin, top, serves food to then-Russian Prime Minister Vladimir Putin at Prigozhin's restaurant outside Moscow, Russia on Nov. 11, 2011. Prigozhin, the owner of the Wagner private military contractor who called for an armed rebellion aimed at ousting Russia's defense minister has confirmed in a video that he and his troops have reached Rostov-on-Don. (AP Photo, File)

Selon les agences officielles russes, Evgueni Prigojine se trouvait dans un Embraer Legacy, qui s’est crashé mercredi dans la région de Kver. L’avion privé qui transportait 10 personnes reliait Moscou à Saint-Pétersbourg. Le patron de Wagner était rentré du Mali le matin même de son accident mortel. La veille, il avait tourné une vidéo, les armes à la main en Afrique, ce continent qui fut son principal théatre d’opération.

Une chronique de Joelle Hazard

À la veille de la fête musulmane de l’Aïd el-Kébir, un spectacle époustouflant attire l’attention du reste du monde par ses désordres. Les commentateurs les plus chevronnés en perdent leur latin : un certain Evgueni Prigojine, sorte de Jean Valjean hugolien, chevauche un poulpe à trois cœurs, huit tentacules et neuf cerveaux, surnommé « WAGNER ». 

Evgueni Prigojine défie Vladimir Vladimirovitch Poutine, maître du Kremlin et de toutes les Russies. Le spectacle est sans femme, le parterre n’a pas de sièges, mais il fourmille de personnages mi-acteurs mi-figurants plus ou moins transparents, c’est-à-dire qu’on ne fait que les deviner, comme Outkine, du GRU, Sourovikine, dit le boucher de Syrie, Choïgu, le ministre de la Défense, Patrouchev, du FSB, et une cohorte de visiteurs étoffés, chamarrés, comme des mages arrivés de partout mais qui repartent les mains vides

La salle de théâtre se vide d’une traite sans qu’on ait le temps de souffler. Chaque effet de scène a son importance, chaque personnage demande à être démystifié.

 « A game of thrones »

On a tout dit de lui. Truand, délinquant, tortionnaire, voleur… C’est très probable. Mais on ne peut ignorer que toutes les guerres d’invasion ont eu leur part de vols et d’horreur.  Bonaparte aux Pyramides, et les carnages de Jaffa (1799). Sur le terrain Prigojine parait proche de ses hommes : c’est un « mec » qu’ils suivent du Pont d’Arcole jusques à Rostov-sur-le-Don.  Car la plus grande qualité pour ce mercenaire-en-chef, c’est qu’il n’est pas diplomate pour un sou !  Il dit ce qu’il a fait et ce qu’il va faire, et il fait ce qu’il a dit !  

Après la chute du Mur de Berlin et la déshérence consécutive des réseaux communistes en Europe, l’organisation Wagner aurait été conçue pour servir de bras armé à Moscou en Syrie et, à partir de là, d’outil de pénétration de la Russie impériale dans les chasses gardées des vieilles nations européennes – de celles de la France en particulier.

L’Organisation a été co-fondée en 2014 par Evgueni Prigojine et Dmitri Outkine, qui deviendra, en novembre 2017, le directeur général de l’entreprise Concord Management and Consulting, un satellite du même groupe.  Outkine est un ancien officier des forces spéciales du GRU, où il a servi comme lieutenant-colonel avant de former, dès 2013, le « Corps slave », premier groupe de mercenaires russes en Syrie.

Des formidables propagandistes

Les Services russes ont participé de près à la conception et à la création de Wagner et de sa nébuleuse ; ils leur ont notamment apporté leur expérience en matière de désinformation. Les fake news comptent pour une grande part dans le jeu global et l’efficacité de Wagner. D’abord pour conditionner l’Opinion dans les pays ciblés, ensuite pour déstabiliser les pays occidentaux, qui ne sont pas habitués à la manipulation des apparences à un tel niveau de perfection.

Le Groupe Wagner est une fabuleuse agence de propagande doublée de professionnels de la guerre et de gestionnaires de ressources. Wagner est une équipe redoutable, car Prigogine et Outkine ne sont pas seuls : parmi ses autres chefs, tous des héros de la Fédération de Russie, on distingue le colonel Azatbek Omurbekov, de même que Andrei Troshev, dont l’influence est considérable dans les plus hautes sphères politiques russes (lui-même étant un ancien colonel de l’armée russe et ancien agent du ministère des affaires étrangères,  et c’est un vétéran de la guerre en Afghanistan) et Mikhail Mizintsev, dit « le Boucher de Marioupol ».

Une Légion étrangère russe

Même si leurs profils sont très différents, on est tenté de faire une comparaison entre le général iranien Souleimani de la Force Al Qods et le Prigojine de la Force Wagner. Ce serait faire au premier une injure sachant que Wagner s’est illustré par des méthodes mafieuses comme le pillage d’antiquités. Les deux se sont certes attachés à rechercher des contrats industriels et commerciaux, mais à ceci près que Souleimani œuvrait pour l’État et qu’il savait « passer la main », alors que « les Wagner » travaillent exclusivement pour eux.

D’autres ont esquissé une comparaison facile avec la Légion Étrangère Française, volontiers taxée d’être l’auxiliaire d’une puissance colonisatrice. Les Légionnaires sont des engagés volontaires encadrés par des officiers français triés sur le volet, la Légion fait partie des Armées et ses membres sont rémunérés comme des militaires d’active ; elle construit des ponts, des routes voire des écoles mais ne s’enrichit pas sur le dos de leurs habitants dans les territoires où elle effectue une mission de maintien de l’ordre. À part la bravoure, la Légion Étrangère n’a rien à voir avec Wagner.

 

Wagner indispensable

À Tartous, la Syrie avait offert à la Russie le seul port en eau profonde capable d’accueillir en Mer Méditerranée une Flotte Russe et de lui servir de port d’attache permanent. Cela représente une bonne part de sa « force de frappe conventionnelle » (maritime et aérienne) en face de l’OTAN …. C’est beaucoup plus stratégique et plus important encore pour elle que la Crimée en Mer Noire. En Syrie, Wagner a participé au sauvetage du régime. Dès 2013 et dans l’urgence, avant même sa constitution officielle, Wagner a agi en Syrie. Commentaire d’un ancien diplomate syrien : « C’est à ce moment-là, le 1er mai 2014 qu’est né un groupe de patriotes qui a pris le nom de Groupe tactique de bataillon Wagner. […] Et maintenant un aveu […] ces gars, des héros, ont défendu le peuple syrien, d’autres peuples de pays arabes, les démunis africains et latino-américains, ils sont devenus un pilier de notre patrie ».

Sans Wagner, le régime de Bachar n’aurait probablement pas tenu. La prompte récupération par Moscou de stocks de gaz sarin après les accusations jamais prouvées de leur utilisation par Damas est la première « signature ». Wagner a ensuite essaimé, pour ne pas dire rayonné jusqu’en en République Centrafricaine d’abord, puis au Mali, en Libye, au Soudan, etc.  À tel point que l’outil Wagner, qui s’appuie sur le réseau des agents implantés dans le monde sous l’ère soviétique, est aujourd’hui d’une valeur inestimable, parce que d’une stature internationale.

 À titre d’exemple, pour prix de ses services, Wagner s’était fait octroyer les gisements de pétrole léger de Deir-ez-Zor, anciennement concédés à Shell et à Total ; or la région étant sous contrôle américain, donc hors d’accès, Wagner les propose actuellement à Petromal, une société contrôlée par le ministre de l’Intérieur d’Abu Dhabi, Saif bin Zayed, sachant que les Émirats financent par ailleurs le Groupe Wagner non seulement au Soudan (où il y a de l’or!) pour son soutien au général Mohammed Hamdan Daglo, dit Hemedti, mais aussi en Libye, en étant du côté du maréchal Haftar.

Wagner est arrivé, en quelque sorte, en fin de contrat, après avoir sauvé la face de l’armée et celle de la Russie

Wagner en Ukraine en sauveur

L’armée Russe ayant raté son opération spéciale en l’Ukraine et s’y étant même fait humilier, le Kremlin a fait appel aux « Wagner », qui ont répondu « présent !» … Mais pour un contrat, dont on imagine aisément les termes et les conditions de Prigojine : « Cela me coûte tant, il faut me payer les frais et je fais le maximum et j’arrive. Il faudra me donner des munitions, des équipements lourds…etc. » Ce qui a été fait, puisque Poutine reconnaît lui-même que cela lui a couté près d’un milliard d’euros. En juin 2023, Wagner est arrivé, en quelque sorte, en fin de contrat, après avoir sauvé la face de l’armée, celle de la Russie et celle de son président.

Pendant que les hommes de Wagner fixaient les Ukrainiens à Bakhmout, l’Armée avait eu le temps de former des recrues et le Génie celui de renforcer les lignes de défense sur le reste du front.  À point nommé – à la carte – Wagner pouvait en finir avec Bakhmout » et se retirer. Mais l’armée ne voulait pas perdre d’aussi bons combattants, au risque de se ridiculiser à nouveau. Il semble qu’elle ait demandé qu’ils restent, non sans exiger d’en prendre le commandement au plus tard le 1er juillet 2023. 

 Prigojine a refusé l’ultimatum, en faisant valoir ses arguments : « Mes hommes ne vont pas accepter d’être payé au même prix que les hommes de troupes.  Ce ne sont pas les mêmes hommes que ceux du contingent. Sans compter que les anciens taulards seront humiliés par les troupiers de l’armée régulière. S’ils se sont engagés dans Wagner c’est pour partir en Afrique ou ailleurs.  En plus, vous privez le pays d’un outil inégalable que nous avons utilisé pour défendre le pays de manière exceptionnelle. Tout cela à cause de certains militaires qui n’ont pas été à la hauteur… Je n’accepte pas le commandement de ces gens-là pour des troupes aguerries comme les miennes ».

Quarante-huit heures de bras de fer qui vont tourner à l’affrontement ! Il y a eu certainement des pourparlers : l’armée voulait un commandement unifié, au lieu d’avoir à ses côtés une unité indépendante.  Le FSB (l’ancien KGB) disait « on ne peut pas casser cette unité qui joue un rôle essentiel dans beaucoup de pays, on en a besoin en Afrique, en Amérique du sud, au Moyen Orient, au Soudan … On a mis des années à construire tout cela et regardez les gens qui viennent chez nous, les pays africains, les Algériens » … Il est dit que le président biélorusse, Alexandre Loukachenko, aura voulu temporiser en utilisant la seule recette qu’il connaissait… la redite du coup de Minsk. 

Un marché de dupes

Une colonne de 160 blindés « monte » depuis Rostov vers Moscou, quoique personne n’en ait vu les photos !  Il y a doute sur le nombre d’hommes participant à la manœuvre…  Ils pouvaient ne compter que cent soixante personnes sur le qui-vive ; le bain de sang n’aurait pas été si dramatique que cela et ses conséquences auraient été lourdes pour ses auteurs. Seul Evgueni Prigogine a été mis sur le grill.  Le dilemme était le suivant : « L’Empire a besoin de se projeter à l’étranger. Il lui faut déstabiliser au maximum l’Europe occidentale, là où elle est le plus vulnérable, en Afrique notamment, dans ses anciennes colonies. Cela coûte cher peut-être, même s’ils se débrouillent pour « se payer sur la bête » ! Ne cassons pas « d’un coup de tête » un outil comme celui-là ! Mais il faut avant toute autre chose sécuriser la Syrie où les soldats de Wagner se figurent qu’ils vont pouvoir rentrer. C’est là que Prigogine sera véritablement « dangereux », en situation d’arbitrage entre les plus ou moins offrants. »

Washington et Moscou se rejoignent sur un point au moins : l’Union Européenne doit être contenue, voire entravée à l’étranger. Les Américains ont laissé faire Prigojine et Wagner en Syrie, qu’ils se préparaient à quitter ; ils ont fait de même en Libye et au Soudan ; ils lâchent la France en Afrique de l’Ouest et ailleurs. Ils sont aussi pernicieux à leur manière que les Russes. En avril-septembre 2013, le président Obama évite de réagir aux pseudo-bombardements chimiques du régime de Bachar el Assad sur sa propre population, c’est parce qu’en comprenant la supercherie – les bombonnes étaient prépositionnées au sol pour exploser au passage des aéronefs – il a évité le piège. C’est avec les Russes que les Américains se sont entendus en 2017.

La tentation de Frankenstein

Evgueni Prigojine pensait pouvoir se sortir de la chausse-trappe dans laquelle il s’était mis. Sa troupe est héroïque. Il est lui-même respecté pour avoir tenu tête au puissant FSB, à l’armée et à Vladimir Poutine à la fois. Et pour avoir dit « la vérité ». Mais un homme qui possède un trésor de guerre pareil et qui est dépositaire de secrets concernant de nombreux évènements dont on n’a pas d’explications peut-il être relâché dans la nature ? Tout aurait pu rentrer dans l’ordre, pourtant. Le gros du contingent Wagner pourrait être renvoyé en Syrie ; un petit contingent irait à Caracas pour y protéger le camarade Maduro ; une autre partie de la garde prétorienne resterait à Minsk pour protéger l’ami Loukachenko, lui-même sur un siège éjectable. Mais, chacun se tenant par la barbichette à Moscou, le coup était difficilement jouable ! La rumeur dit que le FSB a reçu l’ordre d’éliminer Evgueni Prigojine, qui serait en Biélorussie. Le renseignement ukrainien a donné l’alerte : « Oseront-ils exécuter cet ordre ? », s’interroge Kyrylo Boudanov, directeur du renseignement militaire ukrainien.

Des dizaines de milliers de Syriens se porteraient volontaires pour combattre en Ukraine. Mais dans quel camp ? Deux autres nouvelles tombent : des commandants et des « recruteurs » de Wagner ont été incarcérés en Syrie et le général Sergueï Sourovikine serait aux arrêts, interrogé ; d’autres membres de l’état-major russe manqueraient à l’appel, notamment l’adjoint de ce général et le vice-ministre de la Défense.

Quant à Evgueni Prigojine et ses troupes, ils auraient trouvé un lieu de repli près de la ville d’Assipovitchy en Biélorussie, dans une ancienne base militaire. Le patriote Evgueni Prigojine pourrait être aussi dangereux mort que vivant ! Sans être encore générale, la purge de l’armée a commencé : les généraux se déchirent entre eux. C’est un mauvais présage. Mais de là à ce que le président Zelenski accorde le droit d’asile au pauvre Prigojine, en signant avec celui-ci et ses hommes la Paix des Braves, il n’y a peut-être pas si loin ! Cela ressemble à un gag, mais quel exploit ce serait !

Le moment de réfléchir !

À Deraa, en Syrie : la guerre civile a débuté, le 25 avril 2011, par une offensive de l’armée contre les manifestants anti-régime, après l’arrestation et la torture d’un adolescent Naief Abazid et la mort de Hossam Ayash et Mahmoud Jawabreh.  À Téhéran, la mort de la jeune Mahsa Amini, en septembre 2022, tuée par la police des mœurs, a provoqué un tsunami dont les vagues ne sont pas encore étales. Et l’Occident est fragilisé. Avec partout la violence sur les réseaux sociaux , les écrans de télévision et les commentaires en boucle de généraux à la retraite qui n’ont pas eu leur guerre, il s’en faut de peu pour que la France ne s’embrase. À Nanterre, la mort d’un jeune « insubordonné » pourrait être le prélude d’un mouvement insurrectionnel.                                             *

Comme héros de bande dessinée, Prigojine nous était devenu presque sympathique. Il paraît qu’il démonte son outil de communication avant qu’on ne puisse lui retirer de force ce jouet terriblement dangereux : il se métamorphose en banque de données, comme d’autres mettent leur ceinture d’explosifs. Le monde qui l’entoure n’est déjà plus le même : l’Asie Centrale va se détacher de la Russie – qui lui a brutalement fermé l’accès au terminal pétrolier de Novorossiisk. L’Arabie saoudite et les membres de l’ancien OPEC n’apprécient pas du tout le comportement de la Russie. Les Chinois n’aiment pas le déroulement des évènements actuels.

Qu’adviendra-t-il de la clientèle tragi comique de Wagner et de tous ces personnages de BD ? Cette saga aura-t-elle le mérite, par un retournement dont l’Histoire est familière, conduire à la Paix?

 

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