La mort du président Idriss Déby et la reconfiguration de la stratégie française dans le Sahel ont mis à l’épreuve la solidité du Tchad, allié incontournable de la France dans la région. Pourtant le régime de transition semble rester solide, selon notre chroniqueur Pierre d’Herb!s, consultant en intelligence économique.
La mort prématurée du président Idriss Déby, en avril 2021 a pu faire craindre une transition violente qui aurait nui à la stabilité du pays. En effet, c’est le régime du président Déby, en place depuis 30 ans, qui assure la cohésion d’un ensemble ethno-géographique disparate. Une donne aggravée par l’enclavement du pays dans un ensemble de forces déstabilisatrices, voire centrifuges : depuis la Lybie, le Soudan, le Sahel, la Centrafrique et la région du lac Tchad. Or, étant donné sa position au carrefour du Sahel et de l’Afrique centrale, une effondrement du Tchad serait la porte ouverte à une amplification redoutable de la crise sécuritaire dans le Sahel (et au-delà).
Dans cette optique, c’est bien la solidité du régime de transition, dirigé par Mahamat Idriss Déby, fils de feu le président, qui doit être examinée. Car c’est bien le système mis en place depuis les années 1990 par Idriss Déby-père qui assure la stabilité du pays. Ce système consiste en un réseau de clientèle distribuée au sommet des institutions de l’Etat. Ce réseau est irrigué par le complexe jeu d’alliance ethno-clanique mis en place par Idriss Déby via une stratégie matrimoniale. Il rassemble des fractions des ethnies Zaghawa (4,5% de la population) Toubou (6,5%), et Arabes Ouadaïens (9%)[1]. Ces ethnies se partagent, et se disputent, le pouvoir au Tchad depuis l’indépendance. Les principaux groupes rebelles (FACT, CCMSR, UFR) sont d’ailleurs issus des mêmes ensembles ethniques.
Or six mois après la mort du président, Mahamat Idriss Déby (Zaghawa-Toubou), semble être parvenu à fonder sa légitimité. Tout en se plaçant dans la continuité de la politique de son père. Cela malgré la rivalité qui l’opposerait à son demi-frère, Zakaria Déby (Zaghawa-Toubou), ou bien à l’ex-première dame, Hinda Déby Itno (arabe ouadaïenne). Une position d’autant plus affermie que plusieurs rebelles « historiques » qu’ils soient Zaghawa (UFR des frères Erdimi) et Toubou (Goukouni Weddeye) ont été soient réduits (avec l’aide de la France), soient ce sont ralliés. De fait les divergences familiales, claniques et ethniques semblent avoir été laissés de côté face à un péril djihadiste mais aussi rebelle. Toutefois, le passif hérité de l’histoire récente du pays doit inciter à rester prudent, tant les retournements d’alliances et les scissions sont fréquents.
Armée et diplomatie : les piliers du régime
Le rôle de l’armée nationale tchadienne (ANT) est central dans la solidification du régime ; et in fine, la stabilité du Tchad à court et moyen terme. Elle assure la cohésion du territoire face aux incursions rebelles depuis la Lybie, aujourd’hui principalement le FACT. Mais aussi face aux tentatives de percées des groupes armés terroristes dans la région du lac Tchad (Boko-Haram et Etat Islamique). Elle joue également un rôle de sécurisation dans d’autres régions fortement crisogène (Darfour, pays Sara).
L’ANT est composée d’environ 35 000 hommes. Elle passe pour être une des meilleures de l’Afrique subsaharienne. De facto, elle a prouvé son efficacité et son professionnalisme lors des opérations anti-djihadistes comme Serval (2013) et Sama (2020) aux côté de la France ou bien au sein de la Force-Conjointe du G5 Sahel (FC-G5S) ; ou bien lors de l’opération Colère de Bohoma (2020) face à Boko-Haram. Elle a non seulement fait la preuve de ses capacités de projection terrestre mais aussi de ses compétences en contre-guérilla. Un héritage du passé de rebelle d’une partie de ses soldats et cadres.
Son action est démultipliée par l’activisme de la diplomatie sécuritaire du gouvernement. Elle se matérialise dans le Sahel au sein de la Minusma (face aux groupes armés terroriste) et de la FC-G5S, en Afrique centrale au sein de la Force multinationale mixte (FMM) de la commission du bassin du lac Tchad (face à Boko-Haram et l’EI), ou bien dans la force mixte Tchad-Soudan (FMTS). Ces organisations multilatérales permettent de fluidifier l’action des forces tchadiennes dans la profondeur. De plus elles fortifient le rôle géostratégique régional du pays.
En d’autres termes, le Tchad s’est imposé en quelques années, grâce à ses forces, comme un acteur pivot pour la sécurité régionales. Un rôle d’autant plus fondamental que les armées de ses voisins (Niger, Nigeria, Cameroun, etc) ne sont pas en mesure de fournir des efforts aussi capables. Personne ne souhaite donc voir le régime tchadien tomber, ce qui aide au passage ce dernier à consolider sa résilience intérieure.
Transition dans la continuité
Cet activisme militaro-diplomatique comporte un revers d’importance : la forte tension sur la disponibilité des forces tchadiennes. Ces dernières étant en outre marqué par de fortes différences de qualité en fonction des unités. Un état de fait qui est aggravé par la reconfiguration à la baisse de l’opération Barkhane. Car le rôle du Tchad dans le Sahel s’en trouve mécaniquement renforcé.
Or les menaces ne ce sont pas estompées avec la mort du président Déby. Au contraire ces dernières persistent dans le nord pays (Tibesti et Ennedi), via les incursions de rebelles Toubou (FACT et CCSMR) ou Zagahwa (UFR). Même si ces derniers ont subis des revers décisifs en avril 2021 ou en 2019. Le constat est le même dans la région du lac Tchad où les attaques de Boko-Haram et de l’EI se poursuivent. Une agressivité d’autant plus inquiétantes pour les autorités tchadiennes qui craignent que les conflits fonciers dans le centre du pays, entre nomades et cultivateurs, ne soient instrumentalisées à terme par les groupes armés terroristes (GAT).
C’est à l’aune de ces éléments qu’il faut décrypter la politique de Mahamat Idriss Déby, président du Conseil de Transition, ces derniers mois. Celui-ci se place directement dans la continuité de la politique de son père. Ainsi, à la fin aout 2021, Mahamat Idriss Déby rejetait, dans la cadre de la réunion informelle d’Alger (Égypte, Tunisie, Soudan, Niger, Libye, Algérie), le retour des ancien mercenaires de nationalité tchadienne. Il en profitait pour demander la relance de l’accord quadripartite de 2018 entre Lybie, Soudan, Niger et Tchad) visant à créer une force multinationale mixte aux frontières avec la Libye. La volonté de poursuivre l’étranglement des groupes rebelles, comme le FACT, dont les bases arrière se trouvent en Libye, est ici très clair. Une demande qui a reçu le soutien de la France.
Le problème de la disponibilité des forces est aussi prise très au sérieux par le conseil national de transition. C’est d’ailleurs à ce titre qu’il faut interpréter le récent retour de 600 hommes (sur 1200) du bataillon Tchadien stationné au Niger, dans la région trois frontières. En effet, il ne s’agit vraisemblablement pas d’une volonté de se désengager du Sahel, mais plutôt d’assurer la sécurité du territoire sous le coup des menaces directes vues plus haut. Cela étant, la sécurité dans le Sahel est un objectif assumé, et pragmatique, des Tchadien. C’est la raison de l’annonce récente du doublement des effectifs de ses armées d’ici 2022.
Cependant, professionnelle, l’ANT, compte encore des problèmes de logistique ou de mise à niveau de certaines unités, sans compter les impératifs de modernisation. Or, un doublement des effectifs amplifiera nécessairement ces problématiques. De facto, ce projet devrait se traduire par un resserrement encore plus marqué du partenariat militaire avec la France, déjà incontournable. Mais aussi par un recrutement plus important parmi les ethnies du centre-sud et du sud du pays, peu présentes dans les forces malgré leur poids démographique (majoritaire).
France-Tchad : la survie mutuelle assurée ?
Le contexte actuel dans la région créée des conditions particulièrement favorables à solidification de l’alliance entre la France et le Tchad. En effet, la reconfiguration de la stratégie française dans le Sahel, quoique on pense de son opportunité, va la pousser à se reposer plus sur ses partenaires les plus fiables dans la région : la Mauritanie et le Tchad. En effet, les armées du Mali, du Burkina-Faso et du Niger ne semblent pas à ce stade à prendre leur sécurité en main de manière autonome, même accompagnés par la France et la Task Force Takuba.
Cette reconfiguration est aussi une opportunité pour la Russie, via le groupe Wagner, de solidifier son rôle dans la région, notamment au Mali. Il s’agit aussi d’une ouverture potentielle pour la Turquie, déjà active dans la région. Une perspective dangereuse pour l’influence française dans cette zone stratégique. Or, Turquie et Russie sont aussi très présentes en Lybie, amplificateur des troubles dans le sahel dont les factions sont également des soutiens pour les rebelles tchadiens, notamment le FACT[2] et le CCMSR. Récemment encore, en septembre 2021, le Tchad poursuivait ses opérations contre le FACT, aux côté des forces du maréchal Haftar[3], tout en dénonçant l’implication du groupe Wagner. Dés lors les deux pays font faces aux mêmes rivaux, justifiant d’autant plus leur coopération.
Cependant ses questions ne se poseraient pas, en tout cas pas de manière aussi vivre, si la France n’avait pas décidé, trop tôt, de revoir les modalités de son engagement dans la région. De fait les risques pour cette dernière de perdre en influence et en liberté d’action dans la sous-région sont réels, en plus de donner plus de latitudes aux GAT du Sahel.
Concernant le Tchad, la réduction de l’effort français mets le pays autant en avant qu’il ne l’affaibli virtuellement. Cela alors même qu’une partie des ethnies arabes du centre pourraient prêté le flanc aux sirènes djihadistes. Enfin, le rôle de spectateur de la vie politique tchadienne des ethnies sudistes (Sara, Moudang), pourtant majoritaires, pourrait à terme présenter des risques croissants. En tout état de cause, l’alliance entre les deux pays va s’avérer décisive, assurant un soutien de poids au régime Tchadien si ce dernier venait à voir émerger une contestation intérieure plus forte. Même si ces risques semble être nettement pris en compte par la transition au pouvoir depuis plusieurs mois.
Tchad, le dialogue, oui, mais pour l’instant sans les groupes armés
[1] LUGAN Bernard, Les guerres du Sahel,
[2] LUGAN Bernard, L’Afrique Réelle, N°138, Juin 2021
[3] Marquant la fin de la collaboration entre le groupe rebelle et les forces du maréchal. Une association qui a pu apparaitre contre-nature, étant donné la proximité de ce dernier avec la France. Cela étant cette association s’inscrivait dans un rapport de mercenariat autant que dans les rivalités complexes opposants les Toubous de Lybie et les tribus arabes Oued Slimane.