Le Premier président de la Cour des Comptes, Pierre Moscovici, qui ne passe pas pour un grand spécialiste de l’Afrique, vient d’adresser une lettre au Premier ministre, Jean Castex, qui résume les travaux des magistrats sur la politique française au Sahel et qui n’est pas franchement tendre.
Est ce le signe qu’un véritable hallali pourrait débuter contre la politique d’Emmanuel Macron au Sahel? Même la vénérable Cour des comptes de la rue Cambon et son très prudent président, Pierre Moscovici, mettent à nu dans leurs travaux les échecs flagrants de la présence militaire française
En préambule de cette lettre, Pierre Moscovoci rappelle les objectifs des magistrats de la Cour des Comptes. « En 2009, la France a adopté une stratégie pour le Sahel, qu’elle a révisée en 2014 et en 2016 après son intervention militaire au Mali. L’Union européenne l’a suivie en adoptant en 2011 une stratégie « intégrée » pour le Sahel. Dans l’un et l’autre cadre, ont été définies des priorités dont la Cour a cherché à s’assurer qu’elles s’étaient effectivement traduites dans les faits, sept ans après le début de l’opération Serval ».
Rien de très fracassant, même si le soudain intérêt des magistrats pour le continent africain n’est pas leur marque de fabrique. Plus surprenante est la sévère conclusion des travaux de la Cour.des Comptes résumée par Pierre Moscovici « Les travaux de la Cour l’amènent à conclure que ces priorités n’ont été qu’en partie suivies d’effet, que la connaissance et le suivi de l’aide comportent des lacunes et que la coordination des actions de sécurité et de développement de la France dans la région doit être renforcée ». Dans le langage policé d’un Moscovici s’adressant au Premier ministre, l’évocation « de lacunes » correspond à une sévère critique de la politique suivie.
Les dépenses de développement négligées
Dans l’espace sahélien, « l’une des régions du monde les plus déshéritées », rappelle la Cour, la priorité affichée en faveur de l’aide au développement n’est pas surprenante, notent les magistrats. Sauf que cet objectif » a tardé à se traduire dans les faits ». Or entre 2012 et 2018, les dépenses dans les pays du G5 Sahel ont plus que doublé, passant de de 580 M€ à 1,35 milliard d’euros, dont près de 60 % de dépenses militaires.
Les dépenses de l’aide publique au développement en revanche n’ont pas suivi la progression des crédits de la Défense. Les cinq Etats sahéliens représentaient en 2018 10 % de l’Aide au développement en Afrique, des proportions inchangées par rapport à 2013. Le plus grave, notent nos experts de la rue Cambon, est que l’administration française ne dispose pas de tableaux de bord par région et par pays qui permettraient de mieux cibler les dépenses dans ces pays.
Cout annuel: 1 milliard !
Surprise, les magistrats de la rue Cambon n’hésitent pas, depuis Paris, à évaluer le bilan sécuritaire de la présence française. Le 11 janvier 2013, rappellent-ils, l’opération Serval visait à arrêter la progression, vers le sud du Mali, de bandes armées djihadistes. Le 1er août 2014, l’opération Barkhane prenait le relais, notamment dans la région dite des trois frontières, une priorité accentuée lors du sommet de Pau, le 13 janvier 2020. Du coup, entre 2014 et 2020, le nombre des militaires français présents est passé de 4 000 à 5 100. Or, selon ces experts, le résultat sur le terrain ne serait pas à la hauteur des objectifs: : « L’extension du périmètre d’intervention de l’armée française, ainsi que la diversification des objectifs ont rendu incertains les critères qui permettront de dire qu’un terme satisfaisant de l’opération, pour la France et pour les Etats du G5 Sahel, aura été atteint ».
« Il n’y a pas de sécurité pérenne sans développement économique, social et institutionnel ». Pierre Moscovici, premier président de la cour des Comptes
En règle générale, les magistrats de la Cour des Comptes, pas franchement keynésiens, ne manquent pas une occasion de dénoncer les dérives des dépenses publiques en France. Avec les « Opérations Extérieures » de l’armée en Afrique, ces tètes d’oeufont trouvé une formidable confirmation de leurs craintes. Le montant annuel de dépenses liées aux opérations militaires dans la bande saharo-sahélienne est aujourd’hui de l’ordre d’1 milliard d’euros. Ce n’est pas rien !
Un nécessaire recadrage
Quant à la supposée coopération avec le reste de l’Europe, véritable élément de langage d’Emmanuel Macron et de sa ministre des Armées, Florence Parly, qui voient là un moyen privilégié de réduire les couts de l’intervention au Sahel, elle en prend un sérieux coup. « Par rapport à l’Allemagne et au Royaume-Uni, note Pierre Moscovici dans sa lettre à Jean Castex, la France a tardé à définir ses règles d’intervention dans les pays en crise au titre de la stabilisation, et à s’en donner les moyens ». D’où effectivement une certaine inertie des « alliés » européens à rejoindre la France dans le bourbier sahélien.
Un audit, concluent nos magistrats, devrait être effectué afin de préciser les critères de réussite de l’opération conduite par la France et ses partenaires au Sahel. « Il n’y a pas de sécurité pérenne sans développement économique, social et institutionnel. Dans les espaces du Sahel où les services rendus aux populations sont faibles, l’action militaire contre les groupes armés ne suffira pas à garantir à elle seule les conditions d’une vie digne et d’une activité pérenne ; les complémentarités entre actions militaires et civiles d’aide à la stabilisation et au développement doivent donc être recherchées et se traduire dans l’organisation de la réponse française ».
Dans un langage convenu, les propositions faites à Jean Castex, Premier ministre, sonnent comme un véritable rappel à l’ordre. Quelle mouche a piqué Pierre Moscovici, connu pour son opportunisme légendaire, qui lui a valu une des plus belles carrières de ces dernières années à l’ombre de l’État?