La Mission d’appui de l’ONU en Libye (Manul) a cru apaiser la montée des dangers entre les deux exécutifs rivaux, le gouvernement du Premier ministre Abdelhamid Dbeibah installé à Tripoli et reconnu par l’ONU et les forces du maréchal Khalifa Haftar, basé lui à Benghazi dans l’Est du pays. Pourtant le mois d’aout 2024 est resté très agité en Libye, sous le règne encore et toujours de groupes armés et tribaux, l’horizon indépassable d’une Libye sans tradition étatique.
De nombreux acteurs extérieurs, dont la France, les pays du Golfe, la Turquie, la Russie , l’Algérie, l’Égypte, plaident pour la paix lors d’innombrables conférences internationales, mais participent à la guerre civile par l’armement, l’entrainement, les soins médicaux, les bases arrières et la surveillance aérienne.
Un article d’Olivier Vallée
Le statu quo fragile obtenu cet été par l’ONU a été rompu par l’éviction du gouverneur de la Banque Centrale de Libye (BCL). Cette décision du gouvernement de Tripoli a été immédiatement condamnée par le clan d’Haftar qui a dénoncé une tentative de prise de contrôle de l’institution. La famille Haftar avait commis un hold-up sur la Banque Centrale de Libye (BCL) et, en passant, sur les finances du pays. Mais la Banque centrale reste l’interlocuteur légal du système monétaire international. Haftar ne pouvait accepter le coup de force de l’été. Le vieux militaire a riposté en stoppant les exportations pétrolières.
Le gouverneur el-Kebir, en poste depuis 2012, était critiqué par l’entourage de M. Dbeibah , le Premier ministre du Gouvernement d’Union Nationale (GUN), qui est tout sauf rassembleur, pour sa gestion de la manne pétrolière. La Libye tire quasiment la totalité de ses ressources de l’exploitation du pétrole, dont la production était revenue récemment à 1,2 million de barils par jour (contre à 1,5 à 1,6 millions avant la révolution de 2011).
Les pays européens, Espagne, Italie, Grande-Bretagne qui exploitent et achètent le pétrole libyen ne pouvaient pas supporter longtemps l’embargo sur la production de brut. En septembre, un accord technique a été passé qui n’a rien résolu.
La duplicité des « partenaires » internationaux
Cette géopolitique du grand écart s’intensifie après l’attaque franco-britannique de 2011. Deux grands camps se localisent à l’Ouest et à l’Est. D’un côté, le Gouvernement d’union nationale (GUN) se contente d’une gestion minimale de Tripoli sous traitée à des milices; de l’autre, l’Armée nationale libyenne (ANL) qui revendique la mainmise sur Benghazi, mais qui devra s’y imposer par la violence en prétextant déloger les terroristes islamiques.
Aux conférences de Skhirat au Maroc, puis de Paris et de Berlin, la communauté internationale a tenté de pallier l’incapacité des Nations-Unies à pacifier le pays et à mener des négociations sur l’organisation hypothétique d’élections. Ces dernières années, le processus politique de rapprochement libyen a été compliqué par la présence de mercenaires accompagnant les parties rivales et leurs parrains.
L’Armée nationale libyenne (ANL), formée de miliciens dévoués au maréchal Haftar, cet homme lige de Kadhafi qui se réfugia aux États Unis, s’est cassée les dents devant Tripoli entre avril 2019 et juin 2020. L’Ouest du pays fut défendu par des milices islamistes, des drones turcs et des mercenaires syriens. Haftar n’est pas en reste avec ses conseillers français et égyptiens, ses équipes de soldats russes, ses supplétifs soudanais et égyptiens.
Un pays plus ancien que l’Histoire
Beaucoup des fissures au sein de la sphère politique se sont accentuées depuis 2011, date de ce qu’on a appelé abusivement la Révolution libyenne. L’agression de l’OTAN en 2011 contre le colonel Kadhafi prétend que la population civile de Benghazi serait menacée. L’année des Printemps arabes voit le président Mubarak en Égypte renversé. Kadhafi dénonce alors les islamistes armés de Benghazi, ville traditionnellement hostile à son régime. Le chef de la Jamahiriya est ignoré par les Occidentaux. L’histoire même de ce vieux pays est effacée par la propagande franco-britannique qui s’acharne sur le Guide, qui avait pourtant été reçu peu de temps auparavant par le président Sarkozy en grande pompe à Paris.
Depuis longtemps, le particularisme libyen n’a pas la cote en Europe. Quand Kadhafi renverse en 1969 le roi Idriss, il nationalise d’emblée le pétrole et fait partir les Américains de la base de Wheelus Field. La Libye devient une puissance fossile prospère dotée d’une faible population. Les nouveaux dirigeants organisent un système hybride de contrôle de la police politique et de participation des citoyens libyens très souvent de cultures différentes. Le tout dans un cadre tribal dont les traditions et les équilibres sont en gros respectés.
En effet, le roi Idriss renversé n’a rien à voir avec les dynasties hachémites supposées venir de la Mecque. Ses racines sont libyennes. Lui est le chef de la Sanûsiyya, une confrérie musulmane qui existe depuis le XIXème siècle. Malheureusement pour lui qui avait quitté son pays durant l’occupation italienne, il est rétabli sur le trône en 1951 par les Britanniques.
La Sanûsiyya avait son foyer dans le Nord-est de la Libye que l’occupant italien appelait la Cyrénaïque. La confrérie s’y implante en 1843 à l’instigation de son créateur, un Algérien de l’Ouest, Sayyid Mohammed ben Ali al-Sanusi al-Idrisi, qui avec ses Bédouins va ensuite irriguer le Soudan, le Tchad et le Niger. En Tripolitaine, au Nord-ouest de la Libye, cette version de l’Islam n’a pas chassé la tradition ottomane, ce qui explique le lien très fort avec la Turquie aujourd’hui.
Le Fezzan de tous les dangers
Le Fezzan est la région libyenne plus tournée vers l’Afrique. La colonne Leclerc remontant vers le Maghreb français pensait même annexer cette région. Faute pour le maréchal Haftar de l’emporter dans la prise de Tripoli, les prétendants au trône vont s’affronter au Fezzan après 2021. Le Fezzan est devenu depuis la chute du régime de Kadhafi l’espace de déploiement de groupes armés et criminels. La région, qui abrite les principales ressources en hydrocarbures et en eau du pays, est gangrenée par la violence inter ethnique.
Par sa tribu, Kadhafi était originaire de cette contrée et lui avait consacré des investissements tombés depuis en déshérence. C’était aussi le centre de gravité du système militaire national afin de servir ses ambitions de conquête africaine du Guide. Sebha, la plus grande ville du Fezzan, est devenue une base militaire majeure dans le cadre des tentatives du Colonel de s’emparer du nord du Tchad. Elle a également été le centre du programme nucléaire libyen. Le gouvernement de Kadhafi a ainsi déclaré à l’Agence internationale de l’énergie atomique (AIEA) avoir stocké au moins 2263 tonnes de concentrés d’uranium importés de différents sources entre 1978 et 2002. La construction d’une usine de conversion avait même été planifiée.
Durant la Première guerre civile libyenne en 2011, la ville fut l’une des principales places fortes fidèles au Colonel Kadhafi, avant d’être conquise par les troupes rebellesle 21 septembre 2011 grâce aux frappes aériennes britanniques.
Dans le vide provoqué par la destitution de Khadafi, l’État islamique, après avoir été expulsé de la ville côtière de Syrte, a trouvé refuge. quant à Al-Qaida, il dispose de relais situés à la frontière algéro-nigérienne. Le président Déby est mort de ses blessures lors d’affrontements avec des éléments tchadiens du Front pour l’alternance et la concorde au Tchad (FACT) originaire du Fezzan.
Le GUN (Tripoli) et l’ANL (Benghazi) ne sont en fait que des acronymes recouvrant des noyaux souvent provisoires de forces hétéroclites. Ces forces concurrentes se greffent sur les tensions géopolitiques nourries par les appétits pour les ressources pétrolières qui mobilisent puissance occidentales, factions religieuses internes et divers « parrains » arabes et turcs.
Dans le deuxième volet de notre enquète sur la Libye, la catastrophe naturelle de 2023, une aubaine financière