L’attentat suicide qui a eu lieu lundi 29 octobre en plein centre de Tunis (neuf blessés, dont huit pliciers) met en lumière les faiblesses de l’appareil sécuritaire tunisien sept ans après le départ du président Ben Ali
Malgré l’embellie réelle qu’a connu la Tunisie dans la lutte contre le terrorisme après les attentats spectaculaires de 2015, les forces sécuritaires tunisiennes ne sont pas totalement en état de marche pour lutter contre le péril jihadiste. Dès 2015, un rapport de Michael Ayari, chercheur à « International Crisis Group », intitulé « Réforme et stratégie sécuritaire en Tunisie », faisait l’autopsie sans concessions de l’appareil sécuritaire tunisien qui aura été, sous la dictature de Ben Ai, le coeur du pouvoir.
Depuis, l’actuel Premier ministre tunisien, Youssef Chahed, a ébranlé l’appareil sécuritaire à deux occasions au moins. La première aura été la fameuse affaire Jerraya, du nom de l’homme d’affaires le plus corrompu de Tunisie, aujourd’hui emprisonné, mais qui a entrainé dans sa chute, en raison d’une procédure bâclée par la justice militaire tunisienne, deux très hauts cadres de l’anti-terrorisme estimés de tous leurs pairs, et qui avaient contribué à sécuriser le pays après les attentats de Sousse et du Bardot en 2015.
Une opération mais propres
La deuxième affaire est le renvoi très récent en juin 2018, toujours à l’initiative de Youssef Chahed, de deux cent cadres de la police et de la garde nationale, une discrète opération mains propres qui a suivi le limogeage du ministre de l’Intérieur, Lotfi Braham, sans que le pouvoir ne s’exprime clairement sur les raisons de cette éviction.
Autant de décisions lourdes de conséquences qui n’ont certainement pas contribué à resserrer les rangs du ministère tunisien de l’Intérieur face aux nombreux groupes dormants jihadistes qui existent dans la Tunisie de l’Intérieur frappée par la crise économique et fragilisée par le retour des combattants tunisiens de l’Etat Islamique en Syrie et en Libye. Lesquels se chiffrent à deux ou trois mille, ce qui est considérable pour un pays de douze millions d’habitants.
Ce sont des forces sécuritaires fragmentées et soumises à de multiples influences extérieures -politiques, syndicales et internationales- qui doivent aujourd’hui prévenir le péril terroriste à la veille d’une échénace présidentielle à hauts risques compte tenu de l’état écoomique du pays.
L’ex président Ben Ali, d’abord un flic
Généralement, on veut croire aujourd’hui que l’ancien Président Zine Ben Ali, réfugié en Arabie Saoudite, avait eu le mérite de construire une machine policière efficace, à défaut d’être respectueuse des libertés publiques. Et bien, pas du tout, nous explique le chercheur Michaël Ayari. « Durant les années 2000, écrit-il, le jihadisme, la criminalité et la violence juvénile étaient en augmentation constante ». L’ordre régnait, certes, mais au prix d’une répression féroce. » La peur du policier, écrit ainsi le chercheur, Michale Ayari, entretenait l’illusion de l’efficacité ». Effectivement les services anti terroristes tunisiens avaient été pris au dépourvu, rappelle le rapport d’International Crisis Group, lors de l’explosion d’un camion citerne devant la synagogue de la Ghriba le 11 avril 2002.
Et que dire de ce groupuscule de trente jihadistes venus d’Algérie à la fin décembre 2006 ! Il aura fallu « des dizaines de milliers d’agents », et cela « pendant une dizaine de jours », pour en venir à bout!. « Nous nous sentions forts, confie un ancien dirigeant d’une unité d’élite à l’auteur du rapport, parce que la majorité des cotonnes nous craignait. En vérité, nous étions faibles. Chaque fois que le peuple était déterminé à se battre, nous devions reculer ».
Ce que montre bien la débandade des forces de l’ordre tirant dans le tas pendant les journées révolutionnaires de décembre 2010 et de janvier 2011 face à quelques milliers de manifestants courageux.
Des carrières foudroyantes
Après la chute du régime le 14 janvier 2011, l’Intérieur qui est devenu sous Ben Ali la colonne vertébrale de l’Etat tunisien, est mis à mal. Les islamistes au pouvoir en 2012 et 2013 craignent, non sans quelques bonnes raisons, un retour du bâton sécuritaire. Ils vont s’employer, avec hélas un certain talent, à désorganiser la machine policière. Ainsi 30000 nouveaux postes sont pourvus dans la police (1), dont 10000 jeunes gardiens de la paix recrutés sur une base purement clientéliste et après un maigre mois de formation. Ce qui fragilise aujourd’hui la capacité de résilience du système sécuritaire.
Parallèlement, les quelque cinq cent « grands flics » qui tenaient la boutique sous Ben Ali sont mis à la retraite d’office, alors qu’un tiers des effectifs connait une « montée en grade » aussi spectaculaire qu’arbitraire. Résultat: les gradés sont à la circulation, le renseignement est désorganisé et les corps d’élite, type « Sureté de l’Etat », décapités.
Pire, les quelque 2000 policiers qui avaient été chassés par Ben Ali, dont les deux tiers pour corruption d’après le rapport de Michael Ayari, sont réintégrés de façon malencontruese. Aussi surprenant que cela puisse paraitre, le général président faisait le ménage au sein des forces de l’ordre. Les malversations étaient réservées aux siens, notamment au clan Trabelsi; les fonctionnaires, eux, se devaient d’être propres sur eux.
Démotivation, frustration, infantilisation
Ces dernières années, transition démocratique oblige, les syndicats, dont certains liés à des milieux d’affaires frelatés ou à des hommes d’influence, type Kamel Elftaief, ont fait leur apparition au sein du ministère de l’Intérieur, fragmentant encore d’avantage la grande maison policière divisée désormais entre féodalités concurrentes. Ces nouveaux venus ont un boulevard devant eux compte tenu de la démotivation générale, de la méfiance face au politique, de la crainte des poursuites judiciaires en cas de brutalités policières (hélas nombreuses).
En 2015, Michael Ayari en appelait à « une réforme d’envergure » des forces de sécurité intérieure. Celle ci est toujours d’actualité.
Notre chercheur posait deux conditions préalables à toute remise à plat du fonctionnement sécuritaire. La première est de ne pas opposer « les sécuritaires » aux « démocrates », un clivage qui provoquerait un repli corporatiste contre productif. La seconde est que les Forces Sécuritaires n’aient pas à « combler le manque de vision stratégique de la classe politique », notamment en matière de développement et de contrôle des zones frontières abandonnées à la contrebande.
La fracture régionale mine en effet la Nation tunisienne. Le sud du pays, que 600 kilomètres de frontières poreuses séparent du chaos libyen, est en situation de rébellion larvée.Beaucoup à Paris comme à Tunis craignent, cet été, une déflagration sociale, le meilleur terreau qui soit pour les groupes terroristes.
(1) La police sous Ben Ali comprenait 50000 agents, et non pas 130000 hommes, comme l’affirmaient à tort les opposants à la dictature. Ce chiffre gonflé était repris par la plupart des journalistes, dont l’auteur de ce lignes, faute d’autorisation de se rendre sur place pour vérifier les informations.