Un peu plus de deux ans après leur arrivée sur le sol libyen, les forces militaires turques semblent s’enraciner sur place, alors que leur présence sur le territoire divise les responsables libyens.
Un papier de la rédaction de Mondafrique avec notre correspondant en Libye
Tout a commencé au début du mois de janvier 2020. La Libye est alors en pleine seconde guerre civile. Deux camps s’opposent : le Gouvernement d’union nationale siégeant à Tripoli (GNA, reconnu par la communauté internationale), et les forces de l’Armée nationale libyenne (ANL) sous les ordres de l’homme fort de l’est du pays, le maréchal Khalifa Haftar. Ces dernières sont sur le point de prendre la capitale à la suite d’une série d’offensives militaires.
C’est alors que Tripoli choisit d’appeler Ankara à l’aide. La Turquie, qui mobilise déjà depuis plusieurs années des troupes dans le nord de la Syrie, s’apprête à jouer un rôle déterminant dans la suite des événements en Libye. Alors que la bataille pour Tripoli est engagée au sud de la ville, l’intervention militaire turque change la donne. Après plusieurs semaines, et notamment l’envoi de drones et de mercenaires syriens par Ankara, les forces du maréchal Haftar sont repoussées vers l’est. En octobre 2020, un cessez-le-feu est signé entre les deux camps sous l’égide des Nations unies.
Depuis, les forces turques n’ont pas quitté la Libye. Et ce malgré les demandes formulées par la communauté internationale lors de la conférence de Berlin, en juin 2021, qui avait demandé le « départ » des « forces étrangères » du territoire libyen. Un message qui s’adressait à la fois à la Turquie, mais aussi à la Russie, présente dans le pays via les mercenaires du groupe Wagner.
« Force d’occupation »
Cette présence militaire étrangère — tant turque que russe — suscite des crispations du côté de certains responsables libyens qui y voient un obstacle majeur au progrès de leur pays et à une solution à toute la crise libyenne. « Aujourd’hui, la présence des forces turques est une occupation d’une partie de la Libye, ainsi que les forces russes qui occupent une grande partie du pays », explique Mohammed al-Shobar, porte-parole de l’Initiative des forces nationales libyennes, cité par Moaz al-cheikh, journaliste pour France 24 en Libye.
M. Al-Shobar indique par ailleurs que « jusqu’à présent il n’y a pas de politique exigeant le départ de toutes ces forces. Les dirigeants politiques et militaires au pouvoir aujourd’hui sont renforcés par les forces d’occupation de notre pays. Elles sont l’épine dorsale de la prolongation de la crise libyenne ». « Ces forces d’occupation de notre pays n’ont d’autre rôle que de dominer la décision politique, tuant, détruisant et pillant les richesses de notre pays », ajoute-t-il.
« Source de stabilité »
Côté turc, on estime que la présence militaire d’Ankara sur le sol libyen constitue « une force de stabilité », déclarait en novembre 2021 le porte-parole de la présidence turque, Ibrahim Kalin. Ce dernier répondait au président français Emmanuel Macron. À l’issue d’une conférence internationale sur la Libye à Paris, le chef de l’Élysée avait exhorté, tant la Turquie que la Russie à retirer « sans délai » de Libye leurs « mercenaires » dont la présence « menace la stabilité et sécurité du pays et de toute la région ». « Nos militaires sont là-bas dans le cadre d’un accord avec le gouvernement libyen.
Ils ne peuvent donc pas être mis sur le même plan que des mercenaires qui sont amenés d’autres pays », ajoutait Ibrahim Kalin. Celui-ci avait alors également questionné « les efforts » des pays occidentaux pour le retrait de la société paramilitaire russe Wagner de la Libye. « Il y a la présence de Wagner, les mercenaires russes là-bas. Je ne sais pas ce que font nos amis et alliés en Europe à ce sujet. En parlent-ils vraiment à la Russie ou font-ils vraiment un effort sérieux et concerté pour faire sortir Wagner de Libye ? », avait-il demandé.
Cité par Moaz al-Cheikh, l’analyste politique libyen Mahmoud al-Ramli indique de son côté que la présence turque en Libye est équivalente « à la présence américaine en Arabie saoudite, la présence française et américaine aux Émirats [arabes unis], et la présence française en Afrique et les États-Unis en Ukraine sont la base d’accords, ce qui est une question légitime. Les forces turques en Libye étaient et sont toujours une source de stabilité ».
Intérêts stratégiques
Rappelons que la Turquie poursuit en Libye des objectifs stratégiques à long terme. Ils ne sont pas que militaires. Le premier concerne l’énergie. Il se concentre autour des importantes réserves de pétrole de la Libye, mais aussi des poches de gaz de Méditerranée orientale. Un peu plus d’un mois avant l’intervention turque en Libye, les deux pays avaient signé un accord stipulant une nouvelle délimitation de leurs frontières maritimes – qui comportait aussi un volet militaire prévoyant l’envoi d’une force de réaction rapide turque en territoire libyen si le GNA en fait la demande. Cet accord n’a pas été reconnu par la communauté internationale. Cette nouvelle frontière maritime turco-libyenne a de facto élargit la zone économique exclusive (ZEE) de la Turquie en Méditerranée orientale. Cela permet à la Turquie de prétendre aux ressources en gaz près de Chypre.
Le deuxième objectif, c’est d’empêcher la Russie — par l’intermédiaire du groupe Wagner — de gagner trop de terrain en Libye. Et pour cela, troisième objectif, c’est d’être en capacité d’avoir une influence politique dans la région ainsi qu’en Méditerranée orientale.
Rappelons enfin que des liens historiques lient la Turquie et la Libye. Le pays fut, il y a un peu plus d’un siècle, sous domination ottomane. Il en a été chassé en 1911 par l’Italie. Un exemple de l’héritage turc en Libye tient dans la ville de Misrata, située sur la côte nord-ouest de la Libye. Cette citée est considérée comme le « centre principal de la communauté d’origine turque en Libye », avec 270 000 habitants sur les 400 000 de la ville.