La nouvelle stratégie des frères Musulmans est plus proche désormais d’une étoile de mer aux dizaines de branches que de l’araignée dont la tète serait vulnérable. Une chronique de Ian Hamel
La nouvelle stratégie des Frères Musulmans est révélée dans un pavé de cinq cents pages d’Alexandre Del Valle et Emmanuel Razavi, intitulé « Le Projet ». A savoir « la stratégie de conquête et d’infiltration des Frères musulmans en France et dans le monde ».
« La conquête », toujours et partout
Le leitmotiv des deux auteurs est l’aveuglement de l’Occident qui ne veut toujours pas comprendre que l’objectif ultime des Frères musulmans reste d’établir partout un État islamique. C’est du moins le fameux « Projet » de la confrérie, un document de 14 pages découvert peu après le 11 septembre 2001 dans la villa de Youssef Nada, à Campione, une enclave italienne dans le canton suisse du Tessin. Lequel Nada est le président de la banque Al-Taqwa, soupçonnée par les Américains d’avoir favorisé les desseins d’Oussama Ben Laden.
Le prédicateur qataro-égyptien Youssef al-Qaradhawi a lui aussi toujours exprimé dans ses prêches cette volonté hégémonique: « Nous conquerrons l’Europe, nous conquerrons l’Amérique, non par l’épée mais par notre Message ».
Depuis la création de la Confrérie par Hassan al-Banna en 1928, sur les bords du Nil, la guidance suprême (la direction) des Frères musulmans revenait à un Égyptien, habituellement âgé. Résultat, lorsque le pouvoir égyptien parvient à écraser la tête de cette araignée frériste, toute la structure, décapitée, se met en sommeil. En revanche, si l’on imagine une multitude d’étoiles de mer, presque autonomes les unes des autres, mais toutes porteuses du même ADN idéologique, on obtient une nouvelle organisation pratiquement impossible à démanteler.
« Une multiplication à l’infini »
« Couper la jambe ou le bras d’une étoile de mer, celle-ci ne meurt pas. Au contraire, elle se développe une nouvelle jambe. Mieux encore, la jambe coupée se transforme à son tour en une nouvelle étoile de mer autonome et ainsi de suite, dans une sorte de multiplication à l’infinie », explique Mohamed Louizi, ancien responsable de l’UOIF, dans un article intitulé « Voilà comment l’islamisme se diffuse depuis le Qatar de manière décentralisée et efficace » (2).
A l’origine de cette révolution se trouve Jassim Sultan, un médecin qatari formé en Égypte et fondateur de la maison d’édition Takin et de l’Institut Ennahda. « Jassim Sultan invite ainsi à Doha chaque année des jeunes du monde entier pour y être formés à la planification stratégique et à l’influence. A la manière des séminaires d’Open Society de Georges Soros, les jeunes Européens fréquentant l’enseignement privé musulman (35 établissements en France) sont sélectionnés pour participer aux séminaires », raconte l’ouvrage.
Vers une islamisation par le haut
Contrairement à la vieille garde de la Confrérie, attachée à une islamisation par le bas, le projet Ennahda vise une islamisation par le haut, celle des élites. Selon le Frère Jassim Sultan, il suffirait qu’à peine 1% des jeunes musulmans soient “contaminées“ par le virus islamiste pour que la situation d’un pays ou d’une région se transforme radicalement. Cette stratégie a déjà été racontée dans « The starfish and the spider », mais l’ouvrage n’a pas été traduit en français (3).
L’émirati Sobeih al-Swaidi, auteur en 2919 de « Ken Penjar. Mon histoire avec l’organisation des Frères musulmans », qui a passé 35 ans au sein de la Confrérie, explique lui aussi que l’organisation a éclaté en une multitude de structures indépendantes qui se cachent derrière des entreprises, des sociétés, des associations parfaitement légales. Et « aucun service occidental ne connaît véritablement les hommes qui sont à la tête de tous ces organes dirigeants. Moi-même je ne les connaissais pas ».
Le « Projet » révélé
Concernant le fameux « Projet », conçu par les idéologues de la Confrérie, il ne laisse guère de doute sur les ambitions des Frères musulmans, si l’on en croit ses principales recommandations :
- Préparer une étude scientifique sur la possibilité d’établir le règne de Dieu partout dans le monde.
- S’aider de systèmes de surveillance divers et variés, dans plusieurs endroits pour recueillir des informations et adopter une communication avertie et efficace à même de servir le mouvement islamique mondial.
- Jeter des ponts entre les mouvements engagés dans le djihad dans le monde musulman et entre les minorités musulmanes, et les soutenir autant que possible.
- Recueillir suffisamment de fonds pour perpétuer le djihad.
- Créer une couverture dans un cadre légal pour les investissements afin de conserver secret les transactions financières.
- Accepter une coopération provisoire entre les mouvements islamiques et les mouvements nationaux. Mais attention, il ne faut pas faire confiance aux mouvements nationaux.
La vie privée sacrée
Youssouf Nada, aujourd’hui âgé de 88 ans, vit toujours tranquillement dans sa belle villa de Campione. La justice suisse, fort peu efficace à l’époque dans sa lutte contre le terrorisme, n’a jamais pu l’inquiéter. Non seulement le Ministère public de la Confédération a été contraint d’abandonner les poursuites contre lui, mais la Cour européenne des droits de l’homme a considéré que le comportement de la Suisse vis-à-vis de Youssef Nada était « contraire au respect de la vie privée et familiale ».
« Le Projet » Éditions L’Artilleur, 549 pages, sortie en décembre 2019.
Mohamed Louizi, “Voilà comment l’islamisme se diffuse depuis le Qatar de manière décentralisée et efficace », https://blogs.mediapart.fr, 7 décembre 2015. Ori Brafman et Rod A. Beckstrom, The starfish and the spider, Editions Reprint.