Djilali Mehri, l’homme le plus riche d’Algérie dans les années 1980, a mené une vie fastueuse entre Paris, Alger et son fief d’El Oued, aux confins de la Tunisie et de la Libye. Une sorte de légende.
Les régimes politiques passent, les présidents algériens et français se succèdent mais les grands intermédiaires entre Paris et Alger restent en place. L’inamovible Djilali Mehri, 80 ans aujourd’hui, est le précurseur des oligarques actuels et longtemps un des passages obligés en matière d’export-import entre la France et l’Algérie. Ces marchés qui supposent des liens opaques entre les opérateurs des deux pays et qui sont un formidable terreau pour la corruption, ont toujours été florissants. C’est que l’Algérie importe l’essentiel de ses biens de consommation et de ses produits alimentaires.
Du coup, la France officielle n’a jamais cessé de prendre au sérieux les plus « entreprenants » des Algériens, surtout quand ils avaient la classe et le panache d’un homme du désert. C’est dire si Djilali Mehri a toujours bénéficié d’un traitement de faveur à Paris, notamment sous le rêgne du président Chadli (1979-1992), ami et complice de feu le président François Mitterrand. Le fils de ce dernier, Jean-Christophe, n’a-t-il pas effectué son service militaire à El-Oued, la ville aux mille coupoles, grâce à l’hospitalité de Djilali Mehri?
Petits arrangements entre amis
Avant l’indépendance algérienne, Djillali Mehri entama, très jeune, sa carrière irrésistible dans le négoce en revendant à la Libye, qui n’est guère éloignée de son fief, des pneus rachetés à l’armée françaises. Puis ce Rastignac ambitieux monte à Alger et traite avec les commerçants séfarades de la rue de la Lyre. A l’époque du colonialisme français, les juifs d’Algérie tenaient l’essentiel du commerce des biens de consommation entre l’Algérie et l’ancienne puissance coloniale et ils gardèrent ces marchés longtemps après l’indépendance, notamment le sucre, le blé et la semoule.
En 1962, le vent tourne et Djillali se rapproche des pontes de l’Etat FLN. C’est ainsi qu’il coopère aussi bien avec le Moudjahid Slimane Hoffmane qu’avec le redoutable et redouté directeur de la sûreté, Ahmed Draya. Ses nouvelles amitiés lui garantissent un commerce florissant. L’Etat lui cède la gérance d’ateliers de bateaux et le sollicite pour réparer le vaisseau offert par le président égyptien Nacer à son homologue Ben Bella, le premier des chefs d’état de l’Algérie indépendante.
L’horizon algérien ne suffit plus à Djilali Mehri. Plus tard, ce touche à tout gagne les bords de la Seine où il parvient à se concilier, avec un talent indéniable, l’amitié des puissants de ce monde. “Mehri a une vraie capacité d’accès, il est bien introduit en Arabie Saoudite, connait bien Khadafi, il connait tout le monde”, explique Gilles Ménage, l’ancien directeur de cabinet de François Mitterand à l’Elysée entre 1993 et 1995.
De Jacques Chirac à Hassan II
Durant ces années là, Djilali Mehri recevait ses visiteurs ans un superbe loft au sixième étage d’une luxueuse résidence de l’avenue Montaigne, le quartier le plus huppé de Paris à deux pas des Champs Elysées. Sur le murs de son appartement, des photos encadrées le montrait avec les grands de ce monde, aussi bien François Mitterrand à l’Elysée que Jacques Chirac à la mairie de Paris ou encore Hassan II. On le surprenait en compagnie de l’ancien recteur de la mosquée de Paris, cheikh Abbas, auquel il offrait en 1985 de superbes fontaines.
Le clan Mehri a toujours été au mieux avec le pouvoir français. Une autre photo montre le père de l’homme d’affaires en grande discussion avec Max Lejeune, alors ministre SFIO, l’ancètre du Parti Socialiste, et partisan avéré de l’Algérie Française.
Au mieux avec l’ensemble de la classe politique qu’il reçoit dans sa sompteuse propriété des Yvelines, Mehri soigne son image: médiation entre les belligérants dans le conflit au Tchad, galas de solidarité à l’Unesco, diner en faveur d’un Institut des Imas que veut crée le ministre français de l’Intérieur.
Pour ses amis français, ce mécène ouvre même une galerie d’art dédiée au peintre orientaliste Etienne Dinet, le peintre préféré de Chadli. A ses hôtes comme à l’époque Jacques Attali ou Roger Hanin, ce parfait gentleman offre le tableau de cette success story à l’algérienne. La petite touche d’orientalisme, comme l’aiment les occidentaux.
Le retour sur investissement ne se fait guère attendre. En 1986, Mehri est autorisé par la direction générale du Trésor français à investir dans la pierre avec femme, enfants et belle famille qui ne sont pourtant pas résidents en France. Depuis, la SCI familiale gère les opérations immobilières de la grande tribu Mehri.
Chauffe-eaux et viandes avariées
En France, Djilali Mehri s’est fait un nom en rachetant le chauffagiste Chaffoteaux et Maury en février 1985. La légende fut habilement cultivée. L’ami Mehri, un homme pieux qui devait devenir plus tard député d’une formation islamiste, aurait appr!s la vente du leader européen du chauffe eau sur le chemin de la Mecque. Hélas, quatre ans plus tard, notre « industriel » revend l’affaire avec un plan de licenciement et de fortes plus values.
De même, l’ami Mehri n’aime guère qu’on l’interroge sur la viande avariée, comme on le fit à l’époque, qu’il vendait en 1990 aux hôpitaux et aux militaires algériens. Seul le zèle d’un vétérinaire consciencieux l’obligera à changer de cargaison en Espagne. Ce que l’intéressé, sans nier l’incident, contestait catégoriquement à l’époque: « La précédente cargaison était constituée de poisson et le transporteur avait simplement oublié de nettoyer la cale ».(2)
Un mirage dans le désert
Après ces débuts prometteurs, Djilali Mehri a poursuivi sa brillante carrière dans le secteur agro alimentaire mais aussi dans le tourisme. Là encore, la mondialisation financière montre le bout de son nez: le voici aujourd’hui associé au groupe français Accor dans la Société immobilière et d’exploitation hôtelière algérienne (SIEHA), une société au capital social d’un milliard de DA (125 millions USD), mise sur pied pour construire trente-six hôtels sous les marques Ibis, Novotel et Etap à travers plusieurs régions du pays.
C’est l’ami Mehri qui fait entrer le mastodonte français de l’hôtellerie Accor Hotel dans le pays, avec le soutien de son fondateur Gérard Pélisson. Au côté de Mehri, Jean-Luc Motot, le monsieur Afrique du groupe qui gèrera les activités de la firme en Algérie, au sein de la joint venture SIEHA. Quand Motot est écarté de son poste du groupe Accor, il monte en 2010 sa “société hôtelière du grand ouest “et embarque dans ses valises… la fille de Djillali Mehri, Nacira et son mari Omar Bayazid, propulsés actionnaires. Business
La jeunesse dorée des tchi-tchis algérois trépigne à l’idée d’une échappée belle à “la Gazelle d’or”, le nouvel hôtel du milliardaire franco-algérien Djillali Mehri. Ce n’est pas une simple pension, mais un village touristique haut de gamme posé sur les dunes sableuses de l’Oasis d’El Oued. La vidéo commerciale du site tournée au drone montre le large complexe d’en haut, ses centaines d’hectares de terrain, sa palmeraie… Pour l’inauguration le 1 er avril 2017, le millionnaire avait sorti le grand jeu- comme toujours-, fait déplacer le premier ministre d’alors, Abdelmalek Sellal , accueilli en compagnie du gratin politique du pays au son des orchestres traditionnels du sud et des coups de fusil.
Combien de litres d’eau si précieuse pompés en plein désert pour assouvir les loisirs aquatiques de son “hôtel ressort”, son spa et ses deux piscines? “Le plus plus grand complexe touristique maghrébin” aura demandé près de dix ans de chantier et un investissement de 10 milliards de dinars selon les propres chiffres du groupe. Mehri voit grand. Toujours. Soit 200 euros la nuit sous « la Khaïma », la tente traditionnelle, et 3000 euros « la suite royale ».“Djillali Mehri est un homme dont les origines d’El Oued ont forgé le caractère et lui ont donné le goût de l’esthétique», expliquait le ministre du tourisme algérien Chérif Rahmani lors de l’inauguration de l’Ibis Alger en 2009.
Des trous d’air
Tout va-t-il pour le mieux dans le meilleur des mondes? Pas vraiment, car la chute du prix du baril du pétrole, des mises en cause judiciares et l’obsession affichée des partenaires occidentaux en matière de lutte contre la corruption, gâchent la fin de vie de ce pauvre multi millionnaire.
La crise économique d’abord. L’Etat a eu beau dérouler le tapis rouge au businessman, assurer la sécurité autour du site, pousser sa compagnie nationale Air Algérie à ouvrir un vol Paris-El Oued, le carnet de commande ne se remplirait pas suffisamment. Une semaine après l’inauguration de la Gazelle d’or, le patriarche sortait de sa traditionnelle réserve pour pousser une beuglante. Affaibli par l’âge, les traits tirés, l’homme est apparu dans une vidéo de la chaîne groupe privée Ennaher TV pour critiquer la politique touristique du pouvoir: pas assez de visa pour les étrangers, mauvaises liaisons aériennes, omniprésence de l’Etat dans le secteur … On en oublierait presque que la troisième fortune algérienne s’est construite en raflant ces vingt derniers années les plus gros contrats hôtelier du pays avec le soutien tacite des autorités.
Après la crise, les mises en cause judiciaires.En 2007, la justice suédoise enquête sur des pots de vin distribués par la firme Ericsson pour gagner des marchés étrangers, Mehri, représentant du groupe en Algérie, est cité pour la partie algérienne. Selon la radio publique suédoise, Sveriges Radio (SR), ill est soupçonné d’avoir reçu pour plus de 20 millions de couronnes seulement pour la seule année 1999.
En 2011 le millairadaire est accusé par la presse algérienne et les associations de défense des droits de l’homme d’avoir mis arbitrairement sur le trottoir plusieurs familles d’Oran, dont celle d’un célèbre Moudjahid. L’immeuble avait été racheté par l’une de ses sociétés françaises selon un obscur montage immobilier. En 2014, la justice algérienne donne raison aux résidents expulsés.
Plus récemment, le nom de Mehri a été cité lors des révélations sur les comptes discrets que possèdent de riches épargnants à HSBC Suisse. Djamel Mehri, fils de Djilali, associé à ce compte ouvert au nom de son père, a expliqué que leur groupe est présent aussi bien en Algérie qu’en France, aux États-Unis, à Dubaï et au Sénégal. « Je ne peux vous dire comment ce compte est alimenté, c’est privé, a-t-il déclaré à nos confrères du site Maghreb Emergent. Et d’ajouter: « Personnellement, je suis binational franco-algérien, résident à l’étranger, je ne suis ni fonctionnaire ni politique et je ne suis pas concerné par cette interdiction de se constituer des avoirs à l’étranger. »
Disons que de père en fils, l’art de la duplicité et le talent de communication que possédait ce prince du désert qu’est Djilali Mehri n’est pas partagé par son propre fis qui apparement ne sait plus où il habite. La France? L’Algérie? Les paradis fiscaux? Allez savoir….
La mondialisation peut avoir aussi provoquer quelques dégâts collatéraux identitaires chez les bi-nationaux, jeunes encore, qui ignorent ce qu’ils doivent à l’histoire de leur propre clan familial depuis l’oasis d’El Oued, la ville aux mille coupoles.
(1) Djilali Mehri est également présent dans le secteur agroalimentaire à travers la société Atlas Bottling Corporation Pepsi qui détient la licence Pepsi-Cola en Algérie. un tiers des parts de cette société ont été cédées en mai 2014 au fond d’investissement Emerging Capital Partners (ECP).
‘2) Cette citation est extraite de « Paris, capitale arabe », Le Seuil, Nicolas Beau, 1995.
Dans le quatrième volet de cette enquête sur les oligarques algériens, Mondafrique s’intéresse à l’ancien ministre et homme d’affaires Andeslaam Bouchouareb, l’homme des Français
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Enquête sur les oligarques algériens (2): Des as de la mondialisation