Pour la première fois, un colloque de sociologie international s’est tenu à Korhogo, capitale sahélienne du nord ivoirien. Un rendez-vous scientifique qui a permis de passer en revue l’état de la société ivoirienne.
PAR MICHEL GALY, sociologue
C’est l’occasion de faire le point sur l’état de la société ivoirienne vu par les sociologues eux-mêmes : loin des arcanes de l’État et des chancelleries, les sciences humaines ont toujours tendu un miroir aux politiques, qui souvent le méconnaissent ou le refusent. C’est pourtant là, dans cette « République des lettres » informelle mais rigoureuse, que s ‘élaborent analyses et projection les plus pertinents.
Tout d’abord un colloque ouest africain : la « tribu des sociologues » n’a que faire d’Alliance des Etats du Sahel (AES) ou de Communauté économique des Etats d’Afrique de l’Ouest (CEDEAO) et tente de maintenir la première des « franchises » universitaires: la libre circulation des citoyens ; celle des idées ou des recherches.
A première vue, l’immense université de Korogho est un îlot de culture dans l’ex capitale des « com zones », les ex rebelles de 2011. Beaucoup de « Sudistes » et d’Abidjanais sont éloignés de leur famille et font le trajet Capitale – Korhogho régulièrement . Eux qui parfois se sentent isolés et peut-être au fond d’eux-mêmes pas très rassurés.
Stigmates du passé
Mais les choses évoluent. Le temps est passé où les jeunes chercheurs rasaient les murs, appliquant selon eux une « stratégie d’invisibilité » pour ne pas avoir affaire aux milices. La ville reste encore profondément divisée, mais au cœur d’une même famille : les descendants du patriarche Gon Coulibaly, longtemps allié d’Houphouet Boigny sont toujours clivés entre partisans et adversaires du régime d’Abidjan. L’ancien ministre de Laurent Gbagbo, Issak Malick Coulibaly a vu sa permanence puis sa maison détruites pendant son exil à Cotonou. La villa où il reçoit somptueusement la délégation du colloque a renaît aujourd’hui de ses cendres, y compris l ‘apatam sous lequel deux troupes de musiciens et danseuses sénoufo venues des villages assurent l’ambiance comme durant les fastes d’antan.
Le maire de Korhogo, M. Lacina Ouattara, ne fut pas en reste durant le symposium universitaire. Partisan du régime en place, il fit pourtant une entrée de grand style au colloque, suivi d’une cohorte de courtisans, gardes et sycophantes. Lui aussi avait invité une troupe nombreuse de musiciens griots et danseuses senoufo, dans une ostentation d’autant plus appréciée que c’était la première fois que de mémoire de chercheur il entrait sur le campus universitaire. Chercheurs et enseignants savourèrent cette rencontre autrefois improbable d’un maire RHDP et d’un ancien ministre PPA-CI en terrain neutre, succès diplomatique rassurant pour tous.
Par rapport à un cérémonial s’inspirant lui aussi des rituels royaux anciens- le professeur Dedy Seri à qui était dédié le colloque se vit costumé en chef akan en lourd pagne kita, doté d’une magnifique canne de commandement – le fond du colloque est d’une étonnante modernité.
Certes les chercheurs africains comme français travaillent souvent sous les fourches caudines des bailleurs de fond, qui prescrivent encore trop souvent axes et programmes de recherche. Mais pour esquisser rapidement l’évolution de la sociologie ivoirienne d’une reproduction des thèmes de recherche français dans les années 70 (l’institut d’ethnosociologie d’Abidjan fut créé par des chercheurs français coopérants – et marxisants !), le culturalisme ivoirien des années suivantes cède aujourd’hui à une socio-anthropologie culturelle et sociale pointilliste mais prometteuse.
C’est ainsi que ce colloque en quelque sorte d’auto-analyse est consacré à la nombreuse population scolaire et universitaire – et à sa déshérence. L’édition en cours (chez l’Harmattan, trois tomes à venir) des mille pages pourrait rependre le célèbre titre situationniste « de la misère en milieu étudiant » !
Il est vrai que la Cote d’Ivoire revient de loin ; après deux ans interruption ou d’interdiction consécutifs au changement de régime en 2011 ( cas quasi unique sur la planète…) le système s’est reconstruit lentement. Les stratégies d’escapisme sont légion : pour les plus aisés études en Occident ( France, USA, Canada, …) mais aussi en Chine ; pour les classes moyennes Accra , Cotonou ou Ouagadougou sont des destinations moins exigeantes financièrement . Tout un parc d’universités privées, souvent coûteuses, s’est développé; l’affairisme y est légion, les cursus parfois sérieux, souvent approximatifs.
Mode de vie alternatif
L’ «exit solution » des plus pauvres est fréquente : retour au village ou abandon. Dans ce contexte, les quelque 300.000 étudiants ont des pratiques à risque- symptôme d’un lumpen prolétariat qui paie cher ses sympathies d’antan pour l’opposition. Mais aussi prestige de longue durée des « modèles déviants » valorisés par la chanson, le show biz et les médias depuis longtemps.
Depuis les prémisses des années 80, la Cote d’Ivoire est en effet devenu un des « hub » ouest africains de la consommation et du trafic de drogue, comme l’ont montré des affaires retentissantes impliquant plusieurs réseaux mafieux auxquels s’est intéressée le DEA américain. Pire, les « fumoirs » de drogue ont envahi les quartiers, et deviennent une institution informelle mais extrêmement courante. Toutes pratiques qui ont aussi incité les grandes ONG humanitaires à s’intéresser à cette sociologie des pratiques extrêmes, telles Save the Children, mais aussi des ministères ivoiriens , qui ont soutenu le colloque de Korhogo.
Quelle représentativité pour ces études de l’extrême ? Les chercheurs du colloque de Korhogo, aujourd’hui en pleine synthèse, estiment que ces conduites à risque sont une sorte de mode de vie alternatif, représentant quasiment la moitié de la population scolaire et universitaire. Des dizaines de milliers de jeunes, peut-être plus de 1000 000 adolescents seraient ainsi concernés. Après tout, comme dans la société civile, chez les déshérités des ghettos, sans présent ni avenir. Un reflet de la société, en ce qu’elle a de pire ?