Cameroun, un débat politique abstrait, déconnecté, illusoire

Dans toute démocratie vivante, le forum public n’est pas simplement un espace où chacun peut parler : c’est un écosystème dans lequel les idées circulent, s’affrontent, se nuancent, se raffinent. Encore faut-il que cet espace soit structuré par des conditions qualitatives qui en assurent la densité intellectuelle, l’ouverture argumentative et l’utilité civique. Or, le Cameroun, malgré ses institutions formellement républicaines, reste largement dépourvu de ces critères qui font la valeur démocratique d’un forum public.

Pascal Kouoh Mbongo, juriste, historien 

Le premier déficit majeur est celui d’une presse d’élite indépendante et analytique. La majorité des médias, publics ou privés, fonctionne selon des logiques d’allégeance politique ou de sensationnalisme commercial. L’enquête rigoureuse, l’analyse critique, le journalisme d’idées ou le journalisme d’investigation y sont rares. Très peu de supports permettent au citoyen de se former une opinion éclairée à partir de données, de perspectives divergentes ou d’explications pédagogiques sur les enjeux collectifs.

L’absence d’une présence active et reconnue des intellectuels dans la sphère publique saute également aux yeux. Les universitaires, chercheurs, écrivains ou penseurs critiques sont souvent marginalisés, instrumentalisés ou autocensurés. Peu d’ouvrages d’idées circulent largement ; peu d’essais politiques nourrissent les débats ; peu d’universitaires occupent des places de référents publics. Le livre, outil fondamental de la pensée lente, de la mise en perspective et de la résistance intellectuelle, n’a pas de centralité dans l’imaginaire politique camerounais.

Ce faux bon sens populaire

Ce qui asphyxie le forum public au Cameroun, c’est la prééminence culturelle de la parole proverbiale. En effet, dans la tradition orale dominante au Cameroun, le proverbe ou la sentence (proverbiale ou non) n’est pas un tremplin vers la réflexion, mais une clôture du sens. Il impose, il scelle, il disqualifie le doute.

Des formules comme « Quand le vieux parle, l’enfant se tait » « Une femme doit rester à sa place » « Le Camerounais a besoin de savoir qui il est » « Tu critiques mais toi tu as déjà fait quoi » « Le Cameroun c’est le Cameroun » « Le Cameroun est une Afrique en miniature » « Quand Yaoundé respire, le Cameroun vit… » sont autant de désarmements intellectuels. Le proverbe ou la sentence ne débat pas : il (elle) établit-rétablit un ordre. Ce type de parole instaure une communication hiérarchique, corrective, performative. On ne parle pas pour chercher ou explorer, mais pour remettre l’autre à sa place, affirmer une norme, imposer une posture sociale.

Ce qui frappe, c’est que même ceux qui sont passés par une année de philosophie en Terminale – censée éveiller à l’esprit critique, au questionnement des évidences – semblent n’en avoir rien retenu. Comme si cette parenthèse réflexive avait été aussitôt refermée, niée, dissoute dans une structure mentale plus profonde, façonnée par la tradition, l’autorité, la religiosité, le poids des aînés. Comme si le geste critique appris en classe restait abstrait, formel, sans prise sur le monde vécu. Comme si le retour à la « vraie vie » (la famille, le village, les réseaux sociaux, la religion) imposait à nouveau l’impératif du proverbe ou de la sentence.

L’absence de conversation sociale sur les sujets de l’épreuve de philosophie au baccalauréat est d’ailleurs très frappante : les journaux et les médias audiovisuels n’ont par exemple pas conçu de convier des professeurs de philosophie, des auteurs, des personnalités, à faire connaître les réflexions que leur avaient inspiré les sujets d’un point d vue intellectuel ou du point de vue de leur consonance avec les affaires publiques.

Je ne suis certes pas en train de dire que les Camerounais sont « incapables » d’une intellectualité dialogique et d’une pensée critique. J’essaie seulement de comprendre comment une structure culturelle profondément enracinée – la parole proverbiale ou sentencieuse – vient neutraliser les instruments de la pensée analytique et critique avant même qu’ils n’aient pu prendre racine. C’est une forme de « réflexe discursif » : on ne parle pas pour chercher ou explorer, on parle pour affirmer, corriger, remettre à leur place les autres. Le discours devient performatif, hiérarchique, normatif.

La religion au coeur

La religiosité généralisée de la société camerounaise contemporaine renforce cette emprise du discours proverbial ou sentencieux. Les prises de position politiques, sociales ou morales sont fréquemment justifiées par des références religieuses. Cette fusion entre foi et discours public – qui fait par exemple fi de ce que les discussions théologiques relèvent de la sphère religieuse et donc du privé de coreligionnaires – empêche le développement d’un langage commun fondé sur la raison publique, la négociation des désaccords et l’universalisation des arguments.

Cette logique de la parole qui clôture trouve un écho puissant dans les « églises du réveil », en pleine expansion. Le discours du pasteur ou du prophète fonctionne exactement comme le proverbe : un énoncé de vérité fermé, incontestable, souvent menaçant. Le doute y est un péché ; la contradiction, une insubordination. Ces églises structurent l’univers discursif d’une large partie de la population en diffusant une pensée binaire (le bien/le mal, la foi/le doute) et des certitudes morales faciles. Ces églises ont par ailleurs une culture du miracle, de l’émotion et du témoignage individuel peu compatibles avec les exigences intellectuelles de la citoyenneté. L’expérience religieuse y est souvent très émotionnelle. Les « preuves » de vérité sont subjectives (guérisons, révélations, rêves, témoignages). Cette prédominance de l’émotion sur la raison crée un rapport au monde basé sur l’intuition, la foi aveugle, et l’expérience personnelle sacralisée. Cela laisse d’autant moins de place à une analyse hypothétiquement rationnelle des causes sociales ou politiques des problèmes que, dans la perspective religieuse, la misère s’explique par un manque de foi, l’injustice se veut une épreuve divine et la réussite une bénédiction personnelle.

Les conditions d’un débat réel

Inventer un véritable forum public au Cameroun suppose donc un basculement culturel profond. Il ne suffit pas de garantir la liberté d’expression au sens formel : il faut créer les conditions de la parole analytique et critique. Cela passe par …

a) la consolidation d’une presse libre, exigeante, pédagogique

b) la revalorisation des intellectuels comme penseurs publics, non comme relais techniques du pouvoir

c) la promotion de l’essai, du débat argumenté, des revues de pensée

d) la formation à l’analyse, au doute, à la lenteur dans l’éducation et les médias

e) la déconstruction progressive du réflexe proverbial ou sentencieux et de l’autoritarisme religieux dans l’espace civique.

Il ne s’agit pas de rejeter les traditions ni la spiritualité, mais de rendre à la parole sa fonction exploratoire, libératrice, dialogique. Le Cameroun ne manque ni d’intelligence, ni de talent, ni de voix singulières. Ce qui lui manque, c’est un espace public qui accueille, valorise et structure ces voix dans un horizon de vérité partagée, et non de répétition conformiste.

Après avoir scruté pendant plus d’un an le débat public camerounais, à travers les médias locaux mais aussi ceux qualifiés d’« africains », une évidence s’impose : le Cameroun ne pourra refonder son espace public qu’en s’émancipant des rhétoriques, discours et projections panafricanistes contemporains de toutes factures.

Le Cameroun, s’il veut sortir de l’anémie intellectuelle qui affecte son débat public, doit se doter de son propre forum public, au regard des critères analysés dans ce texte. L’urgence n’est pas de  « penser africain », mais de penser depuis le Cameroun, pour le Cameroun, en s’arrachant aux slogans et aux dérivatifs discursifs qui masquent l’absence de pensée structurée et de projet civique national.