Le 7 octobre dernier, un accord de coopération militaire et sécuritaire était signé entre Saïd Chengriha et Khaled Sehili, les ministres de la Défense respectifs de l’Algérie et de la Tunisie, dont le contenu n’a été que partiellement rendu public mais qui entérine la mainmise de l’Algérie sur « la 59 eme wilaya » qu’est souvent la Tunisie aux yeux d’Alger. Cet accord intervient après l’attaque d’Israël contre la flottille pour Gaza au large de Tunis. Aussi discret que décisif, ce texte n’a donné lieu à aucun communiqué officiel à Tunis de la présidence, du ministère de la Défense ou des Affaires étrangères.
Après l’ablation de janvier 1970 des territoires du sud, le régime algérien n’a pas guéri de sa boulimie hégémonique à l’égard de la Tunisie, en multipliant les sabotages, les complots et les tentatives de déstabilisation.
Mezri Haddad, Ancien chargé de mission auprès de la présidence tunisienne (2002), ex-Ambassadeur auprès de l’UNESCO (2009)
Premier coup de semonce post-traité de la Honte, la menace à peine voilée de Boumediene d’envahir la Tunisie si elle ne renonçait pas à son union avec la Libye, conclue à Djerba en 1974. Selon Mohsen Toumi, « le 14 janvier, deux jours après Djerba, le Conseil de la Révolution et le Conseil des ministres se réunissent sous la présidence de Houari Boumediene pour examiner la décision relative à la fusion de la Tunisie et de la Libye, et publient un communiqué sévère : Le Maghreb étant lui-même une entité indivisible, l’édification d’un tel ensemble ne peut être facilitée par une tentative hâtive et artificielle » (La Tunisie de Bourguiba à Ben Ali, p. 97). La suite est connue.
La tentative d’insurrection de Gafsa (1980)
Second coup et pas seulement de semonce, la tentative d’insurrection de Gafsa le 27 janvier 1980, lorsque 3 groupes de 15 commandos ont pris d’assaut la caserne Ahmed Tlili qui abritait 350 nouvelles recrues. Ce ramassis de mercenaires Tunisiens à la solde de la Libye et de l’Algérie, parmi lesquels Amara Dhaou, Ezzeddine Chérif, Ahmed el-Merghenni, Larbi Akremi…, comptait sur un soulèvement général des gafsiens pour faire tomber le régime de Bourguiba. Leur tentative fut un échec total même si le bilan a été lourd : 115 blessés graves, une cinquantaine de morts dont 20 jeunes soldats froidement abattus et 4 mercenaires tués. A l’époque, les autorités tunisiennes ont exclusivement attribué cette agression à Kaddafi ; ils ont tout fait pour blanchir le grand voisin de l’Ouest alors que beaucoup savaient déjà, preuves factuelles à l’appui, que le véritable cerveau était bel et bien le régime algérien. L’enquête a pu retracer le parcours des assaillants : partant de Tripoli, ils sont passés par Alger via Beyrouth et Rome pour finalement s’infiltrer en Tunisie par la région de Tébessa.
Plusieurs ouvrages ont étayé cette thèse, y compris celui de Mohsen Toumi, qui était pourtant très proche de l’Algérie et qui affirme (p. 161) que Ezzeddine Chérif, par ailleurs membre du Polisario, « est tamponné par la sécurité militaire algérienne. Dès 1977, il est établi qu’il a rencontré le colonel Slimane Hoffmann et que l’opération de Gafsa est envisagée ». Autre témoignage limpide et accablant de celui qui était en 1980 ministre de l’Intérieur, Othman Kechrid : « L’implication libyenne dans l’organisation, le financement et l’exécution de l’attaque de Gafsa était évidente. Au cours de leur passage par l’Algérie, les membres du commando avaient été pris en charge par certains cadres de la sécurité militaire algérienne. Cependant, la conception de l’opération est imputable à l’ancien président Boumediene qui avait décidé, quelques mois avant sa mort, d’opter pour la programmation d’une action déstabilisatrice en Tunisie » (site tunisien Leaders, 21 janvier 2013). Premier et rare chef d’Etat arabe à manifester réellement sa solidarité à l’égard de la Tunisie à l’époque, le Roi Hassan II : « Au cas où la Tunisie était attaquée, le Maroc est prêt -et il a déjà pris ses dispositions- pour être aux côtés du peuple tunisien…y compris militairement » (TV Antenne2, février 1980).
« La Révoltution du jasmin » de 2011 fatale
Après la « révolution du jasmin », les ingérences directes et les coups bas du régime algérien sont bien trop nombreux pour les énumérer dans cet article déjà long. Je me contente seulement de dire que dès la chute de l’Etat tunisien le 14 janvier 2011, fidèle en infidélité, le régime algérien a mené une véritable guerre hybride, jusqu’à l’instauration de Kaïs Saïed, le plus distingué de leurs valets. Je n’adhère pas à la thèse des pseudo-révolutionnaires selon laquelle le régime algérien craignait la contagion démocratique (ce qui était vrai en 2011), et c’est pourquoi il aurait suscité le coup d’Etat du 25 juillet 2021, puis soutenu résolument l’autocratie de l’apprenti dictateur. Bien plus que la démocratie tunisienne qui était risible plus que crainte, ce que le régime algérien redoutait et redoute le plus, c’est un Etat tunisien fort, totalement souverain, dirigé par les véritables élites patriotiques du pays. Je n’en pense pas moins que le principal message que délivre le traité du 7 octobre 2025, aussi bien au peuple tunisien qu’aux véritables pays amis, voire à l’armée tunisienne elle-même, c’est que le régime de Kaïs Saïed est désormais sanctuarisé et intouchable, qu’en cas de soulèvement populaire, l’armée algérienne interviendrait.
Bien que réduite à sa géographie actuelle, n’ayant pas les richesses pétrolières et gazières de la voisine de l’Ouest, richesses dont elle a été arbitrairement privée d’abord par la France, ensuite par l’Algérie, le pays de Bourguiba a pu rayonner bien au-delà de ses frontières, partout dans le monde. Par son Histoire, par sa diplomatie pragmatique et visionnaire, par le génie exceptionnel de son Président-fondateur, par la compétence et le patriotisme de tous les ministres qui l’ont loyalement servi, par ses réalisations multiples sous Bourguiba comme sous Ben Ali.
Mais survint la chute vertigineuse de 2011, ensuite le déclin graduel et la décadence inexorable, dont la mise sous tutelle algérienne n’est que la conséquence logique et dialectique (La Tunisie dans le giron algérien, titrait Le Point le 26 mars 2023). En quasi-faillite économique, vidée de ses jeunes médecins, ingénieurs, pilotes, cadres financiers…tous partis vers d’autres cieux européens, la Tunisie connait et subit aujourd’hui, en effet, la dialectique hégélienne du maître et de l’esclave. C’est si vrai, hélas, qu’un certain Houari Tigharsi, ancien parlementaire algérien recyclé dans l’expertise économique, a eu l’outrecuidance de déclarer sur la chaîne arabe SkyNews, en juillet 2022 : « Disons-le en toute franchise, la Tunisie est considérée comme l’une des plus importantes Wilayas (province) algériennes. Le président de la République a insisté sur un point, c’est que la sécurité de la Tunisie relevait de l’Algérie ». Cet expert dit tout haut ce que toute la nomenclature politico-militaire pense tout bas.
Et l’armée tunisienne dans tout cela ? Complice ou otage ? Est-elle complice de ce naufrage national, ou otage d’un homme parvenu au pouvoir par un accident de l’histoire ? C’est l’interrogation majeure et inéluctable à laquelle l’armée, seule clef de voûte du régime actuel, doit répondre, comme elle doit répondre de toutes ses turpitudes depuis le coup d’Etat du 14 janvier 2011. C’est aussi la question que je traiterai dans les prochains jours.
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