Abderrahmane Hadj-Nacer: « le peuple algérien est redevenu un acteur »

Dans un entretien avec Makhlouf Mehenni de TSA et alors que l’Algérie fête le premier anniversaire du Hirak, Abderrahmane Hadj-Nacer, ancien gouverneur de la Banque d’Algérie et personnalité respectée, estime que le Hirak est devenu « le lieu d’expression d’une population qui a retrouvé la parole politique ».

En 2011, vous aviez écrit un livre intitulé la Martingale algérienne. Si le livre devait sortir cette semaine, garderiez-vous le même titre ?

Abderrahmane Hadj-Nacer. Naturellement je garderai ce titre, parce que la martingale c’est cette solution magique qui n’existe pas. Or je termine le livre en disant que la martingale ce sont les vraies richesses de l’Algérie, c’est-à-dire le Sahara, l’eau et surtout les ressources humaines.  Cela constitue l’avenir de notre jeunesse, poussée à l’exil pour laisser le terrain aux intérêts étrangers.

La martingale, en un mot, c’est la bonne combinaison du territoire, de l’eau et des hommes. L’argent issu de la rente n’a pas d’effet magique, n’a pas pour effet que les choses se réalisent seules ! Donc je garderai forcément le titre, et puis, aussi, je ne reviendrai pas sur les premières lignes de l’ouvrage dans lesquelles je dis que je ne souhaite pas parler d’économie, parce que, dans le fond, il est très difficile de parler de l’économie lorsque la politique n’assure pas les conditions de l’économie.

Mais il y a des questions économiques d’actualité que l’on ne peut éviter. Par exemple, l’Algérie peut-elle récupérer la totalité ou même une partie de l’argent détourné ces dernières années ?

L’argent qui est volé et qui se retrouve à l’étranger, par définition n’a aucune légitimité. Quel que soit l’endroit où vous le déposez, vous ne pourrez pas justifier véritablement sa source. Or, la technologie bancaire internationale imposée d’une certaine façon par les règlements internationaux, disons-le sous contrôle plus ou moins de la City de Londres, stipule que vous ne pouvez pas ouvrir un compte si vous ne déterminez pas l’origine des fonds. Alors comment se fait-il que tous ces milliards se baladent à l’étranger ?

La réponse est que les banques internationales sont organisées pour aspirer l’argent et le rendre illégitime lorsque cela est nécessaire pour elles. C’est-à-dire qu’on va s’arranger pour que vous puissiez ouvrir un compte et puis on vous signalera que vous n’avez aucun droit sur cet argent vu que vous ne pouvez pas en prouver l’origine, mais on vous apprendra que vous en conservez l’usufruit. Donc vous allez pouvoir utiliser cet argent librement mais pas le manipuler comme vous voulez. Quand la personne qui a ouvert ce compte disparaît, cet argent devient illégitime et quand un pays veut le récupérer, c’est très compliqué. La charge de la preuve n’est pas sur la banque mais sur celui qui réclame la restitution de ces fonds.

Je ne dis pas que c’est impossible mais peut-être qu’après soixante-dix ans vous aurez quelques sommes, une partie seulement, donc, de l’argent qui sera libéré. Rappelons-nous que, après la seconde Guerre mondiale, la communauté juive a attendu soixante-dix ans pour récupérer une partie infime de son argent et de ses œuvres d’art. Pourtant, une partie de ces fonds était dans des banques suisses qui étaient contrôlées par des éléments appartenant à la même communauté. Donc, on ne peut pas dire qu’on peut récupérer cet argent tout de suite.

Toutefois, je voudrai dire que nous disposons, à présent, d’un atout : notre communauté émigrée, éduquée. Parmi elle, on compte des avocats, des banquiers, des médecins, des informaticiens… Les binationaux doivent profiter de leur statut pour demander des comptes aux pays dans lesquels ils vivent et qui sont des pays de recel, sachant que le receleur est autant fautif que le voleur.

L’une des utilités de la double-nationalité, c’est de pouvoir agir là-bas. Nous pouvons gagner du temps en sachant comment lutter contre le recel. Il en va de même pour nos informaticiens expatriés qui pourraient pister les sites de manipulation et de diffusion de la haine qui opèrent de l’étranger.

Les prix du pétrole ne remontent pas, les réserves de change fondent. Une crise de grande ampleur est-elle encore évitable ?

Le plus important c’est de restaurer les rapports entre les dirigeants et les citoyens. Il n’y a pas d’économie, pas de défense, pas de politique éducationnelle sans la confiance et la légitimité. Si, par volonté de parler d’économie, nous évoquons la question de la monnaie, il faut rappeler que sa valeur mesure le degré de confiance et c’est vrai pour tout.

Donc, depuis un moment, je ne souhaite plus parler d’économie du fait que le système politique en Algérie a détruit le lien qui l’unissait à la population depuis 1992. Ce rapport de confiance minimum a existé. Il a permis au pays de faire face à la crise, de faire des propositions de sortie de crise novatrices, de tenir à un moment où le pétrole valait moins de dix dollars, où les réserves étaient négatives.

En 1990, le prix du pain a été multiplié par trente sans que la population ne réagisse dans la rue, parce qu’il existait un rapport de confiance entre les dirigeants et les citoyens. Donc, tant que nous n’avons pas rétabli les bases légitimes du pouvoir, il est difficile de prétendre avoir une réelle politique économique.

Néanmoins, il faut être vigilant, c’est toujours dans ces moments de troubles que les vautours apparaissent. C’est à la fin des années 80 que Fiat a été exclue et interdite à l’investissement automobile, à la mi-90 ce fut le tour de Daewoo et sous nos yeux c’est celui de Volkswagen au profit de l’importation d’invendus et de stocks périmés. La seule alternative proposée par les partisans du statu quo est la politique des comptoirs, des fausses usines et de la surexploitation du sous-sol. Il suffit d’observer la conduite prédatrice de certains investisseurs étrangers et le découragement systématique des Allemands et des Asiatiques.

L’endettement sans politique économique réfléchie, comme le recours au FMI, ne sont que des instruments de maintien du statu quo. Les alternatives proposées actuellement par la Chine ou la Turquie ne constituent pas davantage une solution. La seule est celle développée par le hirak, l’indépendance et le compter sur soi

Le hirak s’apprête justement à boucler sa première année. Quel bilan d’étape peut-on faire du mouvement ?

Le hirak fonctionne comme un ordinateur quantique, il a sa logique à lui qui n’a rien à voir avec celle de ceux qui ont voulu le lancer. Au départ, il pouvait apparaître comme une énième manipulation. Mais au lieu d’être utilisé, ou de légitimer un arbitrage entre les clans,  considérant que les instances d’arbitrage ont été détruites au sommet de l’Etat, le hirak s’est émancipé et il est devenu un lieu d’expression de différents intervenants politiques mais surtout le lieu d’expression d’une population qui a retrouvé la parole politique, faisant montre dans ce domaine d’une maturité qu’on ne lui soupçonnait pas. C’est-à-dire qu’au lieu d’être manipulée, la population est devenue un acteur.

Au fil du temps, on s’est rendu compte que le hirak pouvait être perçu par les uns ou par les autres comme étant l’ennemi principal à abattre, mais il a tellement dépassé tous les calculs par le nombre et la qualité de ses revendications qu’il a rebattu les cartes. La taille des mobilisations, la maturité politique du mouvement est telle qu’il est devenu impossible d’user de la violence contre le hirak.

Donc la question la plus juste, à présent, c’est à quoi doit-il servir ? On voit se profiler certaines stratégies, certains considérant que le hirak doit servir leurs ambitions, c’est pourquoi ils souhaitent surfer sur la vague pour atteindre le pouvoir. Il faut compter aussi avec les employés de différents services qui professent, de l’intérieur comme de l’étranger, que le hirak est un échec ou qu’il doit rapidement désigner des représentants afin qu’enfin les manipulateurs professionnels puissent reprendre la main sur ce mouvement. Mais il y a aussi les acteurs internationaux, parce que l’Algérie c’est un peu le contrepoids de l’Egypte dans le monde arabe du fait de sa singularité, héritée de son histoire.

Il existe deux écoles dans le monde arabe, l’école égyptienne, c’est-à-dire un pays disposant d’une armée lourde qui entretient des liens étroits avec l’argent, donc qui est à la disposition des rapports de force économiques internationaux, et l’autre école, celle de l’Algérie qui dispose d’ une armée légitime au regard du peuple, parce qu’issue d’une révolution populaire, et qui peut donc faire face aux pressions internationales. La population le sait et veut préserver sa relation à son armée. Cette armée est soumise à des pressions en vue de son assimilation à l’armée égyptienne, pour qu’elle devienne partie prenante et non pas interlocuteur des rapports de force internationaux.

Donc, le hirak est devenu un enjeu international dans le sens où tout d’un coup un peuple s’exprime par la non-violence, ce qui rend caduque l’utilité des forces de police ou de forces militaires orientées vers l’intérieur. Or, aucun système n’accepte l’idée que la violence légitime ne soit pas le monopole de l’Etat. Le hirak a donc posé un gros problème à tous les pays du monde. Un peuple pacifique aussi nombreux, ça pose problème, d’autant que les manipulations visant à introduire la violence ont toutes échoué. Il n’y a pas une seule manipulation qui n’ait échoué. Et du coup, le hirak qui était perçu comme une vague porteuse par certains, est devenu l’instrument par lequel nous avons évité l’effondrement à la libyenne. Parce qu’une armée n’est puissante que par le peuple qui est derrière elle.

Le hirak, par sa puissance démonstrative, est devenu une force de stabilisation du pays. Il n’est plus possible d’ignorer le hirak. Il est réconforté à chaque fois par les contradictions nationales qui s’expriment et se résolvent dans le hirak. Par exemple, aujourd’hui, qu’un communiste ou une féministe défilent à côté d’un islamiste, ne pose plus de problème. Le hirak fonctionne comme une grande agora politique. Si certaines questions se posent encore à lui, s’il ne les a pas résolues, c’est parce qu’il lui faut plus de temps. Et puis l’international, confronté à l’autonomie acquise par le hirak, continue de faire pression sur les décideurs locaux pour le maintien du statu quo.

Le hirak est devenu ainsi une force révolutionnaire bien qu’il ne se réclame d’aucun mot, il n’utilise que le mot « hirak » qui signifie mouvement, sans jamais dire vers quoi, et c’est ça aussi sa force. Il sait que c’est ce mouvement même qui va pousser au changement dans la non-violence. Les étrangers se rendent compte qu’ils ne peuvent pas le démobiliser, les acteurs nationaux n’arrivent pas à avoir la mainmise sur le hirak et celui-ci se renforce.

Nous avons eu pendant six mois un hirak qui a sauvé la situation et évité que l’arbitrage ne se fasse par la violence, par la suite nous avons assisté à une tentative d’utiliser le hirak de sorte à ramener le calme dans le pays par une élection imposée. Durant cette année, le mouvement a été donc confronté à des manipulations habituelles voire éculées destinées à produire de la haine. Il a connu des violences verbales extraordinaires, a subi des arrestations arbitraires, a enregistré des morts comme celles du jeune Ramzi Yettou ou du Dr Kamel Eddine Fekhar, mais il n’a pas dévié de sa conduite, il n’a pas bougé. Il a rejeté cette haine. Les gens qui se haïssaient peut-être le jeudi, oubliaient tout le vendredi. C’est ainsi que les forces qui pensaient pouvoir manipuler le hirak, afin d’imposer chacun son statu quo à lui, se retrouvent, dans un moment où ce statu quo semble avoir été atteint, c’est-à-dire après l’élection présidentielle, dans une situation où finalement il n’y a pas de solution.

Il y a une apparence de solution, avec un président élu, mais en réalité aucune solution n’a encore été envisagée. Ceci, parce qu’au lieu de comprendre que le hirak est une force de stabilisation en soi, on a cru qu’il suffisait de changer l’apparence du pouvoir pour que le mouvement se satisfasse d’un changement d’image sans un changement de gouvernance. Or, le hirak fonctionne comme une entité autonome, c’est un ordinateur quantique qui a sa propre logique, logique qui n’a rien à voir avec la somme d’individus qui le composent.

Vous dites qu’aucune manipulation n’a pu prendre. Comment expliquer cette force du hirak ?

D’abord, il y a eu des modifications sociologiques et anthropologiques en Algérie qui sont fondamentales et qui n’ont pas d’équivalent dans les pays qui sont proches de nous, comme la Tunisie et le Maroc. Ce sont des changements que les gens vont évaluer plus tard. La deuxième explication est le nombre d’intervenants, notamment les puissances étrangères. Elles ont toutes des hommes, des moyens d’intervention, du soft-power, du hard-power. C’est cette multiplicité d’intervenants qui fait que le hirak évolue tous les vendredis comme une espèce d’énorme agora où les Algériens parlent entre eux.

En parlant entre nous, la qualité des échanges a permis qu’une confiance s’établisse, confiance en soi et confiance en son interlocuteur. En tant que groupe humain, nous n’avons pas vocation à nous suicider. C’est pour cela que le hirak dure. Plus le pouvoir est dans la division, plus le hirak se renforce, plus les intervenants étrangers sont dans la division, plus le hirak se renforce.

Cela n’empêche pas une partie de l’opinion d’estimer que le hirak a échoué, ne serait-ce que parce qu’il n’a pas pu empêcher la tenue de l’élection présidentielle du 12 décembre…

Ce n’est pas du tout mon avis. Parce que, je le répète, le hirak fonctionne comme un ordinateur quantique, c’est-à-dire qu’il a une façon de travailler que l’être humain arrive à décomposer mais qu’il ne maîtrise pas. Il y a le temps de l’administration, le temps de l’international et le temps du hirak. Si on juge par le temps de l’administration, le hirak a échoué parce qu’il n’a pas pu empêcher les élections. Mais le hirak n’est pas dans cette perspective, il n’est pas dans la violence. Or, les élections ont été imposées d’une façon violente. Je ne parle pas de l’élection de M. Tebboune, je parle de la logique qui a présidé à cette élection. On ne peut pas imposer une logique administrative d’élections ou administrative de reconnaissance d’un ordre constitutionnel à un peuple qui l’a rejetée dès le premier jour.

Le hirak se réclame depuis le début de l’Etoile nord-africaine, du PPA et du GPRA, c’est-à-dire qu’il exprime la volonté de fermer la parenthèse ouverte en 1962 avec l’armée des frontières. Le hirak est dans son temps, qui est le temps de l’histoire. Il a une mémoire historique que n’ont, semble-t-il, pas les dirigeants algériens. Il est en train de dire que nous allons tout doucement, nous avons étudié notre histoire, nous savons que si nous rentrons dans la violence, nous rentrerons aussi dans une logique que nous ne maîtriserons pas. Ce sont des méthodes de combat qui sont dépassées.

Le hirak va gagner parce qu’il ne s’est pas laissé piéger par une logique imposée par l’administration centrale, l’administration militaire ou par l’étranger. L’étranger, à défaut de pouvoir maîtriser le hirak, essaye maintenant de le flatter, en écrivant des livres par exemple.  Ce qui est formidable, c’est que le hirak lit tout le monde mais n’écoute personne. Il finira par gagner.

Mais n’est-il pas temps de passer à une structuration du hirak, en désignant par exemple des représentants ?

Le pouvoir, à l’ancienne, ne peut pas mieux souhaiter que d’avoir un interlocuteur. Tous les pouvoirs du monde savent faire quand il y a un interlocuteur, parce que tout le monde a un prix, par la corruption, la violence ou la négociation pour ceux qui ne sont pas corruptibles. L’idée d’interdire des réunions n’est que de la mise en scène. Tous les pouvoirs font de la mise en scène. On met en prison par-ci, on interdit par-là, un peu d’autorisation par-là, et c’est pendant ces moments-là, notamment avec l’emprisonnement de certains individus, qu’on peut déterminer de futurs leaders. C’est pour cela qu’il ne faut pas rentrer dans des logiques que les puissants maîtrisent de toute façon.

La fabrique de leaders, ils maîtrisent, la fabrique de partis politiques, ils maîtrisent, le contrôle de groupes, ils maîtrisent. Par contre, le contrôle d’un peuple entier qui est dans la rue, ça ils ne savent pas faire. Personne ne l’a fait parce que ça n’existe pas. L’Algérie mène un hirak aussi original qu’a pu l’être la révolution algérienne qui n’a correspondu à aucune autre non plus.

La force du hirak c’est sa composition sociologique, sa diversité. C’est une agora qui fait que chacun des éléments du hirak est de plus en plus politisé de semaine en semaine. Je n’ai aucune peur pour le hirak, par contre ceux qui s’y opposent se fragilisent.

Ne pensez-vous pas que, au vu de l’ambivalence qu’on constate, le pouvoir est divisé quant à l’attitude à adopter vis-à-vis du hirak…

Le hirak a empêché un arbitrage par la violence et maintenant il s’est imposé comme une force de stabilisation. Evidemment, ce que vous dites là, la division manifeste du pouvoir est un constat partagé par la rue. C’est aussi l’effet du hirak, tout le monde aujourd’hui sait tout sur tout. Les gens ont bien compris que le pouvoir n’était pas discipliné, n’était pas dans une cohérence. Dès qu’il y a un groupe d’individus, il y a des divergences, ce n’est pas ça le problème. Le problème c’est que, en principe, lorsqu’on a une instance d’arbitrage, dès que l’arbitrage est fait, tout le monde l’accepte. Manifestement, ça semble ne pas être le cas, il n’y a pas d’équilibre.

L’urgence aujourd’hui c’est que les institutions retrouvent leur homogénéité, leur équilibre, qu’elles modernisent leur système d’arbitrage, qu’elles redéfinissent leurs fonctions dans la gestion de leurs priorités. C’est-à-dire qu’elles se posent la question de savoir à quoi elles doivent servir. On a vu des gens nommés et dégommés le jour-même, comme on a observé une absence de cohérence dans la politique économique.

L’urgence c’est l’assainissement, mais aussi la redéfinition des rôles et des fonctions. A mon avis, elles doivent être constitutionnalisées de sorte à pouvoir se lancer dans cette étape que réclame le hirak lorsqu’il a déclaré qu’il « veut construire » l’indépendance. Disons-le simplement, vous ne pouvez pas considérer que vous avez une armée puissante alors que vous importez la moitié de la nourriture de la population et que vous êtes incapable d’assurer la maintenance de votre matériel. J’entends des officiels parler de jouer un rôle économique en Afrique comme d’une priorité, au moment où nous n’avons même pas de banques pour défendre l’économie algérienne.

Le président Tebboune fait beaucoup de promesses de changement et ne rate pas une occasion pour encenser le hirak. C’est de bon augure ?

Le président Tebboune a été nommé dans des circonstances exceptionnelles, c’est le moins que l’on puisse dire. Sa légitimité est remise en cause par les uns et les autres. Le problème c’est moins que la population dise qu’il a été élu avec peu ou beaucoup de voix, mais plutôt qu’il soit aussi reconnu par la haute administration et par l’ensemble des décideurs.

Je pense que, dans le contexte actuel, considérant l’état des lieux politiques, caractérisé en particulier par l’absence d’organes susceptibles d’assurer légitimement une médiation avec le peuple, il est normal que la présidence tente d’utiliser le hirak comme force de soutien. En effet, l’absence d’équilibre des pouvoirs, comme la gestion administrative-sécuritaire des vingt dernières années, a tué toute vie politique.

Il n’y a plus de courroie de transmission, plus de partis politiques, quels que soient les sigles auxquels on peut rester attaché pour des raisons historiques ou affectives. Donc, le président Tebboune, à juste titre, considère que le hirak pourrait être son parti politique pour lui permettre de réaliser le projet politique dont il est porteur.

Nous pouvons dire que, à l’heure actuelle, nous sommes en présence de deux logiques : celle de l’école sécuritaire qui a géré l’Algérie et qui a été éduquée à la ruse et à l’ultra court terme, et l’école du hirak et du GPRA, qui est l’école de l’intelligence et de la projection à long terme basée sur une bonne interprétation de l’histoire. Ces deux logiques ne peuvent pas se croiser. Le pouvoir, de façon générale, vise le statu quo alors que le hirak est dans le sens de l’histoire, aujourd’hui une histoire à l’échelle du monde.

Que faut-il donc faire pour sortir de l’impasse actuelle ?

D’abord, il faut dire que nous avons besoin de notre armée, qui est un acquis révolutionnaire. Nous ne pouvons considérer que du hirak puisse émaner une équipe qui va gérer ex-nihilo. Il faut trouver un équilibre. On peut avoir une espèce de comité de sages, des gens qui par leur expérience ou leur âge peuvent conseiller les uns et les autres, sans décision, et auxquels le hirak et le pouvoir peuvent avoir accès. Parce que le grand problème que nous avons, c’est que le pouvoir ne peut pas comprendre le hirak. Il n’a pas les instruments sociologiques et anthropologiques pour le comprendre étant donné que tous les instruments susceptibles de lui permettre d’accéder à cette compréhension ont été cassés.

Quant à l’idée que les institutions sécuritaires puissent s’imposer comme avant et se cacher derrière un paravent civil, je pense qu’on aurait pu y croire jusqu’à l’élection, si le président actuel avait pu jouir de toutes ses prérogatives.  En tous cas si cela avait été démontré sur le terrain, nous aurions peut-être pu retomber dans ce schéma. Mais ce n’est plus le cas, c’est fini, l’armée a perdu tout d’un coup de façon définitive, dans le cadre des textes actuels, la possibilité de continuer à travailler comme avant, c’est-à-dire une armée ultra-puissante et une administration civile d’apparence.

Jusqu’en 1992, il y avait suffisamment d’équilibre des pouvoirs pour qu’effectivement les forces civiles aient pu être représentées. Mais depuis, à force de centraliser, de vider les partis, les journaux et toute possibilité d’expression libre, le résultat est qu’il n’y plus personne, plus rien et l’armée se retrouve à nu. Tant que le hirak continue, on peut espérer que les institutions sécuritaires retrouvent de la cohérence et puissent proposer des personnes que le hirak acceptera. Il faut oublier le formalisme qui prévaut et sans lequel on pense qu’on est affaibli vis-à-vis de l’étranger.

La faiblesse vis-à-vis de l’étranger c’est la corruption qui est synonyme de soumission et donc de trahison. Quand vous avez le peuple derrière vous, l’étranger ne peut rien dire et ne peut rien faire. C’est à cela que nous devons aboutir : une équipe adoubée par la population, acceptée par l’armée.