Scarlett Haddad dans L’Orient-Le Jour décrit l’enjeu que représenterait sur le plan interne au Liban l’arrivée à Beyrouth d ‘un bateau iranien qui transporte du mazout vers le Liban et qui a pris la mer
Depuis jeudi dernier, le bateau iranien qui transporte du mazout vers le Liban a pris la mer. Le secrétaire général du Hezbollah n’a certes pas expliqué les détails de son trajet, mais les voies maritimes qui relient l’Iran à la Méditerranée ne sont pas nombreuses et le bateau doit forcément passer soit par la mer d’Oman, soit par le golfe Arabique (ou Persique). Comme il ne s’agit pas d’un bateau inconnu porteur d’une cargaison secrète, il pourrait même afficher le pavillon iranien. Selon les prévisions des spécialistes, ce bateau devrait entrer dans les eaux méditerranéennes en début de semaine prochaine. Selon des sources concordantes, il ne devrait pas être attaqué pour différentes raisons.
D’abord, les sanctions contre l’Iran sont américaines, celles posées par l’ONU sur Téhéran ayant été enlevées après la conclusion de l’accord sur le nucléaire iranien en 2015. Il n’y a donc aucune justification juridique pour une action internationale. Restent donc les Américains et les Israéliens. Mais, selon différentes sources diplomatiques européennes et arabes, on voit mal les Américains attaquer un bateau iranien transportant du mazout pour le Liban au risque de provoquer une riposte et donc d’entraîner la région dans une escalade militaire. Même situation pour les Israéliens, d’autant que le secrétaire général du Hezbollah a clairement annoncé que dès qu’il appareillera, le bateau sera considéré par ce parti comme étant une terre libanaise. Il se donne donc le droit de le protéger avec tous les moyens dont il dispose.
L’arrivée de ce bateau à bon port, qu’elle ait lieu au Liban ou plus probablement en Syrie, est donc en principe acquise. Elle peut être considérée comme un petit détail, mais pour les stratèges il s’agirait d’un changement important dans le rapport régional des forces.
On aurait pu croire au départ que l’initiative de ce bateau était directement liée au fait que le Liban traverse une terrible pénurie de carburants qui a pratiquement paralysé non seulement le pays, mais aussi ses secteurs vitaux. De ce point de vue, les ennemis de l’Iran pourraient donc laisser faire pour alléger partiellement les souffrances des Libanais, en ces temps difficiles.
En réalité, la situation est un peu plus complexe. Car lorsque Hassan Nasrallah a fait son annonce, les forces dites de l’axe de la résistance s’étaient déjà mobilisées pour assurer la sécurité du trajet du bateau iranien. Contrairement à ce qu’on pourrait croire de prime abord, il ne s’agit pas d’une simple croisière. En Iran d’abord, lorsque l’idée a commencé à germer au sein du commandement du Hezbollah, ce dernier a envoyé une délégation à Téhéran pour en étudier les détails pratiques. Les discussions ont été entamées dans un premier temps avec l’ayatollah Khamenei qui a donné son feu vert. La décision a été ensuite communiquée aux autorités politiques de ce pays, notamment le nouveau président iranien et les membres de son équipe. Le président Raïssi a donc donné ses instructions aux ministres du Pétrole et de l’Économie. Le chargement de mazout est arrivé au port, le navire a été affrété et le commandant de la flotte navale iranienne a supervisé les derniers préparatifs du départ et défini le trajet, tout en essayant de le sécuriser. Les gardiens de la révolution ont proclamé l’état d’alerte générale pour être prêts à toute éventualité.
Devant les côtes du Yémen, les forces d’Ansarallah se sont elles aussi mises aux aguets, pour riposter en cas d’attaque visant le navire.
Le bâtiment doit ensuite traverser les eaux internationales avant de s’approcher des côtes syriennes ou libanaises. Même si le Hezbollah ne donne aucune précision à ce sujet, il devrait en principe accoster dans un port syrien pour éviter de créer des ennuis aux responsables libanais qui en ont déjà suffisamment. Pour ne pas placer les autorités libanaises devant la difficulté de donner leur accord à une cargaison de carburants venue d’Iran – ce qui les placerait devant le risque d’être la cible de sanctions américaines –, le Hezbollah pourrait donc préférer laisser le bateau accoster en Syrie. Mais cela signifierait que les autorités syriennes ont déjà été sollicitées et qu’elles ont donné leur accord. Comme il s’agit d’un pouvoir centralisé, on peut donc croire que le président Bachar el-Assad est au courant des détails de l’opération. Il aurait lui-même donné ses instructions aux départements concernés.
D’abord, les autorités du port devraient être mises en état d’alerte, pour riposter au cas où le bateau serait attaqué. Ensuite, la cargaison serait déchargée et le mazout transporté dans des camions-citernes syriens appartenant au ministère syrien des Transports. De même, les forces de sécurité syriennes devraient assurer la sécurité du trajet des camions-citernes jusqu’à la frontière libanaise. À partir de là, ces camions seraient pris en charge par le Hezbollah qui pourrait décider de les faire passer par les nombreuses voies clandestines, les considérant comme de la contrebande dans le sens Syrie-Liban et non le contraire. Le Hezbollah pourrait aussi décider d’assurer leur transport ouvertement par les voies de passage de la Békaa du Nord.
Hassan Nasrallah a déclaré il y a quelques jours que ce bateau ne sera que le premier d’une longue série
À partir du moment où la cargaison de mazout iranien sera en territoire libanais, elle sera au cœur des tiraillements politiques internes. Mais ce qui compte, selon les stratèges, c’est que le Hezbollah aura réussi avec ses alliés de l’axe dit de la résistance à assurer le trajet d’un bateau en provenance d’Iran jusqu’à son fief au Liban. En termes stratégiques, cela signifie que cet axe a désormais les moyens d’assurer le lien maritime entre ses différentes composantes après avoir réussi à le faire sur la terre ferme, suite à la réouverture des voies de passage entre l’Irak et la Syrie.
Au-delà des considérations politiques ou même économiques et humanitaires, il s’agit là d’un grand développement sur le terrain. D’ailleurs, ce n’est pas un hasard si Hassan Nasrallah a déclaré il y a quelques jours que ce bateau ne sera que le premier d’une longue série d’autres navires qui viendront aussi d’Iran jusqu’en territoire libanais…
*Source : L’Orient-Le Jour