République centrafricaine: de graves abus commis par les supplétifs russes


Des forces de la société russe Wagner auraient tué et torturé des civils en Centrafrique, d’après les enquètes de Human Rights Watch



(Nairobi, le 3 mai 2022) – Des forces en République centrafricaine, identifiées par des témoins comme étant russes,semblent avoir sommairement exécuté, torturé et battu des civils depuis 2019, a déclaré Human Rights Watch aujourd’hui. Les autorités nationales, la Cour pénale spéciale (CPS) du pays ou la Cour pénale internationale (CPI) devraient enquêter sur ces cas ainsi que sur d’autres allégations crédibles d’abus commis par des forces liées à la Russie, en vue de poursuites pénales.

Plusieurs gouvernements occidentaux, ainsi que des experts et des rapporteurs spéciaux des Nations Unies ont trouvé des preuves attestant que les forces liées à la Russie opérant en République centrafricaine incluent un nombre important de membres du groupe Wagner, une société de sécurité militaire russe privée ayant des liens manifestes avec le gouvernement russe. Le 15 avril, les Nations Unies ont annoncé qu’elles enquêteraient sur les circonstances dans lesquelles au moins 10 personnes ont été tuées dans le nord-est, certaines sources initiales ayant allégué que des paramilitaires russes pourraient avoir été impliqués.

« Des preuves convaincantes montrent que des forces identifiées comme russes soutenant le gouvernement centrafricain ont commis de graves abus à l’encontre de civils en totale impunité », a déclaré Ida Sawyer, directrice de la division Crises et conflits à Human Rights Watch. « L’absence d’action du gouvernement centrafricain et de ses partenaires pour dénoncer avec force ces abus, ainsi que pour identifier et poursuivre les responsables, risque d’alimenter de nouveaux crimes en Afrique et au-delà. »

Ces mercenaires anonymes venus de Russie

Entre février 2019 et novembre 2021, Human Rights Watch a interrogé 21 personnes en face à face et 19 autres par téléphone, dont 10 victimes et 15 témoins, au sujet des abus qui, d’après leurs récits, auraient été commis par des hommes à la peau blanche parlant russe, langue reconnue par les témoins. Des témoins ont déclaré que les hommes portaient des armes de type militaire et des vêtements beige kaki, des écharpes pour couvrir leurs visages, des bottes militaires, des gants et des lunettes de soleil.

En août 2018, la République centrafricaine et les autorités russes ont signé un accord en vertu duquel « principalement d’anciens militaires » de Russie, également appelés « spécialistes », formeraient les forces centrafricaines. Les forces liées à la Russie en République centrafricaine ne portent pas d’uniforme spécial avec des insignes officiels ou d’autres caractéristiques distinctives.

Douze personnes ont parlé d’un événement survenu dans la matinée du 21 juillet 2021, au cours duquel des forces apparemment russophones ont tué au moins 12 hommes non armés près de la ville de Bossangoa. Human Rights Watch a obtenu les noms des hommes tués auprès de l’Organisation des Nations Unies et d’autres personnes qui connaissaient les victimes. Des responsables municipaux de Bossangoa ont indiqué que les autorités centrafricaines avaient conclu que 13 personnes avaient été tuées dans l’attaque.

Des témoins ont expliqué que des hommes parlant russe ont dressé un barrage routier, ont arrêté intercepté les 12 hommes, et les ont battus avant de les abattre ; ils ont ensuite placé au moins huit des corps dans un trou peu profond près de la route, selon les témoins.

Circulez, il n’y a rien à voir

L’ancien Premier ministre Henri-Marie Dondra, qui a démissionné au début du mois de février 2022, a déclaré que « nulle part il n’existe un contrat » entre son pays et « une société de sécurité privée russe… [seulement] un accord de coopération militaire avec la Russie ». En novembre, l’actuel conseiller russe pour la sécurité auprès du président Faustin-Archange Touadéra a également indiqué à Human Rights Watch que les forces liées à la Russie en République centrafricaine n’avaient aucun lien avec le groupe Wagner. Le 2 mai, le ministre des Affaires étrangères russe Sergueï Lavrov, dans une interview accordée à une chaîne d’information italienne, a reconnu que le groupe Wagner « [fournit] des services de sécurité » au gouvernement malien, et que « cette compagnie militaire privée a [également] été invitée par les autorités [libyennes] …  sur une base commerciale », de même qu’au Mali.

Cependant, l’Union européenne, la France et les États-Unis, ainsi que le Groupe d’experts des Nations Unies sur la République centrafricaine et les experts et rapporteurs spéciaux du Groupe de travail des Nations Unies ont tous signalé que le groupe Wagner opère dans le pays.

L’UE a conclu que son personnel fait partie intégrante de la présence des autorités russes dans le pays, déclarant qu’à la fin du mois de novembre 2021, « la plupart » des unités de l’armée centrafricaine « opéraient sous le commandement ou la supervision directs des mercenaires du groupe Wagner ».

Le Département du Trésor américain décrit le groupe Wagner comme une « force par procuration du ministère russe de la Défense » qui, selon lui, « serait gérée et financée » par un oligarque russe apparemment proche du président russe Vladimir Poutine. Le Département du Trésor a imposé des sanctions à huit « entités et individus » qui, d’après lui, œuvrent à faire progresser l’influence de la Russie en République centrafricaine.

L’UE a également sanctionné plusieurs autres personnes impliquées dans les activités du groupe Wagner, y compris dans les opérations en cours en République centrafricaine, en Libye et en Syrie. Des médias ont également rapporté que le groupe est actif au Mali et dans les combats actuels en Ukraine, pour lesquels le Royaume-Uni a aussi sanctionné le groupe. En février 2022, le commissaire de l’Union africaine chargé des affaires politiques, de la paix et de la sécurité a déclaré qu’il voulait « exclure complètement les mercenaires de notre continent ».

Le 26 avril, Human Rights Watch a écrit au gouvernement centrafricain et au ministre russe des Affaires étrangères pour présenter ses conclusions et demander des informations concernant tout accord sur le statut des forces entre la Russie et la République centrafricaine et la présence de membres de Wagner dans le pays. Human Rights Watch a également interrogé le gouvernement centrafricain sur les conclusions de la commission spéciale. Toutefois, Human Rights Watch n’a pas reçu de réponse à ce jour.

Les autorités judiciaires nationales, la Cour pénale spéciale du pays – un tribunal hybride pour crimes de guerre basé à Bangui – et la CPI ont toutes compétence pour les crimes graves commis dans le pays. Les allégations crédibles d’abus, y compris de crimes de guerre potentiels, commis par des forces ou des agents de sécurité privés liés à la Russie dans le pays devraient faire l’objet d’enquêtes et de poursuites, a déclaré Human Rights Watch. La Russie devrait coopérer pleinement à une telle enquête.

« Le gouvernement centrafricain a certes le droit de demander une assistance internationale en matière de sécurité, mais il ne peut pas permettre à des forces étrangères de tuer et de maltraiter des civils en toute impunité », a conclu Ida Sawyer. « Pour démontrer son respect de l’État de droit et pour mettre un terme à ces abus, le gouvernement devrait immédiatement mener des enquêtes et poursuivre toutes les forces, y compris les forces liées à la Russie, responsables de meurtres, de détentions illégales et de torture. »