Mali : Les forces de sécurité ont fait un usage excessif de la force lors de manifestations, note Human Rigrhts Watch
(Bamako, le 12 août 2020) – Au Mali, les forces de sécurité ont fait un usage excessif de la force pour réprimer des manifestations parfois violentes organisées par l’opposition politique, a déclaré aujourd’hui Human Rights Watch. Lors de trois journées de troubles en juillet 2020 dans la capitale Bamako, au moins 14 personnes ont été tuées et plus de 300 autres blessées, dont des manifestants, des passants et des membres des forces de sécurité. Les dirigeants de la coalition des partis d’opposition devraient prendre des mesures concrètes pour empêcher toute nouvelle violence de la part de leurs partisans.
La crise politique actuelle a été déclenchée par une décision de la Cour constitutionnelle qui en avril a donné au parti au pouvoir une majorité parlementaire, ainsi que par un taux de chômage élevé et une instabilité persistante dans le nord et le centre du Mali, et la perception de corruption au niveau de l’administration. En dépit des efforts de la Communauté économique des États d’Afrique de l’Ouest (CEDEAO) pour désamorcer la crise, de nouvelles manifestations de l’opposition sont prévues.
« Les violences récentes qui ont secoué la capitale ont laissé dans leur sillage un cortège effroyable de morts et de blessés », a déclaré Corinne Dufka, directrice pour le Sahel à Human Rights Watch. « Le recours excessif à la force par les forces de sécurité a clairement contribué à ce lourd bilan. Pour éviter la perte d’autres vies, elles devraient veiller à réprimer les manifestations violentes avec un recours minimal à la force, et les partis politiques devraient contraindre leurs membres à la retenue. »
Depuis juin 2020, une large coalition de partis politiques d’opposition, de leaders religieux et d’organisations de la société civile placée sous l’égide du Mouvement du 5 juin – Rassemblement des forces patriotiques (M5-RFP), manifestent contre le gouvernement du président Ibrahim Boubacar Keita, appelant parfois à sa démission.
Lors des manifestations et des violences perpétrées du 10 au 12 juillet, les manifestants ont dressé des barricades ; lancé des pierres, parfois en se servant de lance-pierres ; occupé, incendié et pillé en partie des immeubles gouvernementaux et menacé d’attaquer le domicile d’un juge. Les forces de sécurité ont arrêté au moins cinq dirigeants de l’opposition, saccagé le siège du M5-RFP et utilisé des gaz lacrymogènes et des balles réelles pour démanteler les barricades et disperser les manifestants. Les dirigeants de l’opposition ont été remis en liberté le 13 juillet.
Les chercheurs de Human Rights Watch se sont entretenus, à Bamako et par téléphone, avec 26 personnes ayant connaissance de ces événements, dont 19 témoins, ainsi qu’avec des responsables gouvernementaux, des journalistes, des dirigeants de l’opposition et des spécialistes de la sécurité. Les personnes interrogées ont fait état de 14 morts parmi des manifestants et des passants, de toute évidence à la suite de tirs des forces de sécurité les 10 et 11 juillet. Plusieurs témoins interrogés ont été eux-mêmes blessés par des grenades lacrymogènes ou par des balles.
Selon un communiqué gouvernemental, la violence aurait fait 303 blessés – 176 manifestants ou passants, et 127 membres des forces de sécurité. Un communiqué du M5-RFP a déclaré que les forces de sécurité étaient responsables de la mort de 23 personnes, toutes ayant succombé à des tirs. Selon l’Agence France Presse et l’ONU, deux enfants figuraient parmi les victimes. Les dirigeants du M5-RFP ont assuré à Human Right Watch que les individus impliqués dans ces violences n’appartenaient pas à leur mouvement, bien que certains témoignages contredisent cette affirmation.
Des témoins ont indiqué que le 10 juillet, deux personnes ont été tuées par balles près de l’Assemblée nationale et des bureaux de la radio nationale. La plupart de ces témoins estimaient qu’il s’agissait de balles perdues. « J’ai vu les corps de deux jeunes gens après qu’ils ont été abattus… l’un dans la tête, l’autre à l’estomac », a affirmé un témoin. « Les deux sont décédés sur place. »
Le 11 juillet, des membres des forces de sécurité ont abattu au moins 12 personnes dans le quartier de Badalabougou, trois ayant été tuées par ceux qui gardaient le domicile de l’ancienne présidente de la Cour constitutionnelle. « J’ai vu deux jeunes s’effondrer, l’un atteint à la tête, l’autre à la poitrine », a déclaré un témoin. « Un troisième a été gravement blessé à l’estomac. Nous l’avons conduit en moto à l’hôpital le plus proche, mais il n’a pas survécu. »
Des membres des forces de sécurité ont tué au moins neuf personnes par balles après que leur véhicule s’est retrouvé coincé dans un caniveau dont la dalle de béton avait apparemment été retirée, près du domicile et de la mosquée de Mahmoud Dicko, un imam influent qui est l’un des dirigeants du M5-RFP. Selon des témoins, des membres paniqués des forces de sécurité ont tiré sur les manifestants alors qu’ils approchaient du véhicule, tuant six d’entre eux, et d’autres qui prenaient la fuite. « Ils ont continué à tirer alors que nous courions vers la mosquée », a relaté un témoin. « Trois personnes ont perdu beaucoup de sang… elles sont ensuite décédées, à l’intérieur de la mosquée. »
Le 11 juillet, le président Keita a promis que la lumière serait faite sur ces incidents meurtriers, et le 14, le bureau du Premier ministre a annoncé l’ouverture d’une enquête sur l’utilisation présumée de la Force antiterroriste d’élite (FORSAT) lors des manifestations. Les autorités devraient rendre publiques les conclusions et faire traduire en justice toutes les personnes impliquées dans les violences.
Le gouvernement malien devrait publiquement ordonner aux forces de sécurité de respecter les Principes de base des Nations Unies sur le recours à la force et l’utilisation des armes à feu par les responsables de l’application des lois, a recommandé Human Rights Watch. Ces Principes de base stipulent que les forces de sécurité « auront recours autant que possible à des moyens non violents avant de faire usage de la force ou d’armes à feu » et que chaque fois que l’usage légitime de la force ou des armes à feu est inévitable, les responsables de l’application des lois devront en user avec modération et leur action être proportionnelle à la gravité de l’infraction et à l’objectif légitime à atteindre. En vertu de ces directives, ils devront en outre s’efforcer de ne causer que le minimum de dommages et d’atteintes à l’intégrité physique et de respecter et de préserver la vie humaine. Enfin, ils « ne recourront intentionnellement à l’usage meurtrier d’armes à feu que si cela est absolument inévitable pour protéger des vies humaines ».
« Le gouvernement devrait adresser un message clair selon lequel les abus et les actes de violence de tous bords, y compris ceux perpétrés par les forces de l’ordre, feront l’objet d’une enquête et de poursuites impartiales », a conclu Corinne Dufka.