Contre toute attente, le gouvernement fédéral nigérian a renoncé en septembre 2024 au séquestre d’environ 110 millions de dollars, appartenant à deux intermédiaires, bloqués en Suisse dans une affaire de corruption.
Par Ian Hamel, à Genève
La décision n’en a pas encore fini de surprendre : le 20 septembre 2024, sans explication, le gouvernement fédéral nigérian a informé le Ministère public de la Confédération (MPC) suisse de « sa renonciation au maintien des séquestres requis et précisé ne pas s’opposer à leur levée, telle que requise par les titulaires des différents comptes concernés ».
Tout commence en 2011 lorsque Shell et ENI signent un accord à 1,3 milliard de dollars avec le Nigeria pour exploiter un gisement pétrolier. Rapidement, le parquet de Milan ouvre une enquête, « soupçonnant qu’une grande partie de cet argent aurait servi à verser des pots-de-vin à des responsables nigérians et à des intermédiaires », raconte le site suisse Gotham City, qui suit l’actualité des affaires par les sources judiciaires. Parmi les personnes mises en cause, un Nigérian, Emeka Obi, et un Italien, Gianluca Di Nardo. A la demande du parquet de Milan, le MPC bloque 110 millions de dollars dans deux banques helvétiques, LGT Bank et J. Safra Sarasin en 2014.
Les deux intermédiaires sont d’abord condamnés en Italie à quatre ans de prison en 2018 pour « corruption internationale ». Mais en appel, faute de preuves suffisantes, ils sont acquittés en 2022. « Accusés d’avoir versé des pots-de-vin de 1 milliard de dollars pour l’acquisition du bloc offshore OPL 245, les pétroliers européens [Shell et ENI] viennent d’être définitivement relaxés par la justice italienne », écrivait le 19 juillet 2022 l’hebdomadaire panafricain Jeune Afrique.
Les deux intermédiaires « Emeka Obi et Gianluca Di Nardo peuvent donc théoriquement récupérer leurs économies “ dorénavant honnêtement gagnées“ en Suisse.
La main de la famille du président Tinubu
Seulement voilà, le Nigeria, qui a senti le vent tourner en Italie, dépose plusieurs demandes d’entraide auprès de la Confédération suisse à partir de 2019. Résultat, les 110 millions de dollars restent bloqués. Le Tribunal pénal fédéral rappelle qu’il s’agit d’une enquête ouverte pour « corruption » et « complot » au sens du droit nigérian. Il énumère la liste des demandes d’entraide envoyées en Suisse par le Nigeria : le 25 juillet 2019, le 27 février 2020, le 20 avril 2020, et le 22 octobre 2021. Apparemment, Abuja ne tenait pas alors du tout à ce que les deux intermédiaires récupèrent leurs sous.
Et pourtant, contre toute attente, le 20 septembre 2024, le Nigeria a dit renoncer au maintien des séquestres, sans donner d’explications. Le 28 octobre 2024, le Ministère public suisse ordonne la levée immédiate des séquestres, rendant ainsi les fonds aussitôt disponibles. Le 16 décembre 2024, le dossier était encore au Tribunal pénal fédéral. Comment donc expliquer cet étonnant revirement ?
Dans un article intitulé « Scandale pétrolier nigérian : la Suisse libère 110 millions de dollars », le site Gotham City n’hésite pas à écrire que cette abandon des poursuites par le Nigeria survient « quelques mois après l’arrivée au pouvoir du président Bola Tinubu ». Le site rappelle que le nouveau président élu du Nigeria a été accusé « d’enrichissement illicite lors de son long mandat de gouverneur de l’État de Lagos et lors de sa carrière d’homme d’affaires ». Il ajoute surtout, et ce n’est pas le moindre détail, la major italienne du pétrole ENI avait vendu sa filiale au Nigeria à la société nigériane Oando Energy Resources en août 2024 : « son président n’est autre que le petit-fils du président Tinubu ». Ceci explique donc cela.