Kaïs Saïed se retire de la Cour africaine des droits de l’homme

Le 20 mars, l’État tunisien a annoncé avoir retiré la possibilité aux individus et aux ONG saisir la Cour africaine des droits de l’homme et des peuples. Depuis 2022, elle avait à de multiples reprises jugée illégales les décisions de Kaïs Saïed.

Le 20 mars, jour de la fête de l’Indépendance, la Tunisie a annoncé qu’elle avait retiré, depuis le 3 mars, son adhésion au mécanisme permettant aux individus et aux ONG de saisir la Cour africaine des droits de l’homme et des peuples.

Un retour en arrière sur l’un des acquis de la transition démocratique, puisque la Tunisie avait déclaré reconnaître cette compétence en juin 2017, selon la procédure prévue à l’article 34/6 du Protocole instituant la Cour.

Sur les trente-quatre États qui ont ratifié le Protocole, seuls huit offraient cette possibilité à leurs citoyens et quatre l’avaient déjà retirée (le Rwanda en 2017, la Tanzanie en 2019, la Côte d’Ivoire et le Bénin en 2020).

Cette régression a été dénoncée par le Comité pour le respect des libertés et des droits de l’homme en Tunisie et par le Ligue tunisienne des droits de l’homme, puisqu’elle prive les citoyens tunisiens et tout ressortissant africain d’une voie de recours internationale face aux violations de leurs droits par l’État tunisien. Il faut préciser que la juridiction africaine ne peut être saisie qu’une fois toutes les voies de recours internes ont été épuisées.

Les dernières décisions de la Cour permettent de deviner aisément les raisons de ce retrait.

 

Abrogation des mesures exceptionnelles

Le 22 septembre 2022, saisie par un avocat, Me. Ibrahim Belguith, elle s’était prononcée très clairement contre les mesures exceptionnelles prises par Kaïs Saïed depuis le 25 juillet 2021 : la mise en œuvre de l’article 80 de la Constitution ainsi que le gel du Parlement et la levée de l’immunité parlementaire des députés, la prorogation de la période exceptionnelle le 24 août suivant, et le décret 117 du 22 septembre 2021 par lequel le Chef de l’État s’arrogeait tous les pouvoirs et suspendait l’essentiel de la Constitution. Elle a estimé que ces « mesures restrictives […] n’ont pas été adoptées conformément à la loi et n’étaient pas non plus proportionnées à l’objectif visé ». Elle avait ordonné l’abrogation de ces décrets présidentiels, le rétablissement de la démocratie constitutionnelle et la levée des obstacles juridiques et politiques à création de la Cour constitutionnelle dans les deux ans.

 

Réintégration des juges démis et rétablissement du Conseil de la magistrature

Elle a également été saisie par Hamadi Al-Rahmani, Sami ben Houidi, Makram Hassouna et Khaira ben Khalifa, des magistrats démis par décret présidentiel, le 1er juin 2022, en dehors de toute procédure (49 magistrats avaient été révoqués dans le même mouvement, sur la base de rapports de police, et le Ministère de la Justice n’avait pas appliqué l’injonction du Tribunal administratif demandant leur réintégration).

Outre leur destitution, ils contestaient également la dissolution du Conseil supérieur de la Magistrature (CSM), le 6 février 2022, par le Chef de l’État (annoncée par un communiqué nocturne sur la page Facebook de la Présidence), et son remplacement par un Conseil provisoire, le 12 février suivant, toujours par décret présidentiel.

Par une ordonnance du 3 octobre 2024, dans l’attente d’une décision sur le fond, la Cour africaine a demandé à l’État tunisien de surseoir à la dissolution du CSM et à son remplacement par un Conseil provisoire, de suspendre la révocation des magistrats, et de rendre compte à la Cour dans les deux semaines de l’application de cette décision. Une demande restée sans suite.

Depuis cette ordonnance, la Constitution du 25 juillet 2022 ne prévoit plus un Conseil de la magistrature unique, mais un pour chacune des trois branches de la Justice (judiciaire, administratif et financière). A ce jour, aucun n’ont pas été créé, tandis que le Conseil provisoire est paralysé depuis deux ans, faute de nouvelles nominations pour remplacer les postes vacants. Ce qui laisse les magistrats sans protection face aux interventions de l’exécutif.

 

Un caillou dans la chaussure

D’ailleurs, saisie d’une demande d’annulation de la Constitution de 2014 et de rétablissement du Parlement élu en 2009, évidemment rejetée, la Cour africaine a étendu son appréciation au-delà de l’année 2011 et s’est prononcée sur la période en cours. Elle a rappelé, dans un arrêt du 13 novembre 2024, que le décret abolissant la création du Conseil supérieur de la magistrature en février 2022, violait l’indépendance de la Justice et que la dissolution de l’Assemblée des représentants du Peuple, le 30 mars 2022, violait l’indépendance du pouvoir législatif. Elle a à nouveau ordonné que l’État tunisien crée la Cour constitutionnelle et restaure le CSM dans les six mois.

La Cour a également été saisie par des membres de la famille de Rached Ghannouchi, Noureddine Bhiri, Ghazi Chaouachi, Saïd Ferjani, personnalités politiques actuellement détenues. En attendant le jugement sur le fond, elle émis une ordonnance, le 3 août 2024, demandant à l’État de faciliter les visites des familles et des médecins et communiquer les faits précis justifiant leur détention.

Même si la Cour ne dispose d’aucun moyen coercitif pour faire appliquer ses décisions, on comprend que ces injonctions répétées aient finir par irriter Kaïs Saïed et qu’il ait préféré se débarrasser de ce caillou dans sa chaussure. Toutefois, cette décision n’éteint pas les affaires en cours et n’entrera en vigueur qu’en 2026.

 

Sélim Jaziri