La lecture du Management de la Sauvagerie, ouvrage clé de la nébuleuse djihadiste datant de 2004, permet de mieux comprendre les calculs à l’œuvre lors de l’attaque perpétrée par le Hamas du 7 octobre 2023, nous explique le site « The Conversation ». La violence maximale déclenchée à cette occasion s’inscrivait dans une stratégie rationnelle visant à provoquer des représailles massives d’Israël, dont la brutalité devait à son tour rendre impossible toute paix entre l’État hébreu et les Palestiniens.
Professeur agrégé de Géographie, membre du laboratoire Médiations, Sorbonne Université
Le Management de la Sauvagerie constitue l’ouvrage le plus complet consacré par un théoricien du djihad à la question de la place de la barbarie dans la guerre asymétrique. Son auteur, Abou Bakr Naji, plus connu dans la nébuleuse du djihad sous le nom Abou Jihad al-Masri, était un cadre d’Al-Qaida proche d’Ayman al-Zawahiri et de Moussab al-Zarqawi. Il a été tué en 2008 par une frappe américaine au Pakistan.Dans ce véritable manuel à destination des djihadistes, Al-Masri appelle ses camarades à « humilier » le Grand et le Petit Satan (les États-Unis et Israël) afin de les contraindre à « se venger » :
« Il nous faut continuer les opérations d’humiliation contre les États-Unis […]. Pour répondre, l’Amérique cherchera à se venger et le conflit s’intensifiera […]. L’Amérique n’aura pas d’autre choix que de tomber dans le piège. Le premier piège, c’est l’invasion de l’Afghanistan […]. Le second piège consiste à mettre les forces américaines qui occupent la région dans une sorte d’état de guerre avec les masses populaires. À partir de là, il est évident que nos mouvements amplifieront l’expansion djihadiste, qu’ils lèveront des légions dans la jeunesse qui a soif de résistance. »
Les attentats visent donc avant tout à provoquer, de la part de Washington, des opérations de représailles qui renforceront l’ancrage et le soutien dont disposent les djihadistes dans les pays du Moyen-Orient. Autrement dit, les attentats doivent contraindre le pays touché à « se venger », c’est-à-dire à mener des opérations dont la rationalité est plus politique que strictement militaire.
En effet, ces représailles verront les armées conventionnelles frapper voire envahir les pays abritant les djihadistes, provoquant de nombreuses victimes civiles, ce qui attisera la haine à leur égard des populations locales et, au-delà, de celles des autres pays musulmans – une haine que les djihadistes pourront exploiter pour grossir leurs rangs.
Ce schéma simple apparaît parfaitement efficace : comme le rappelle l’auteur, les pays victimes d’attentats ne peuvent en aucune façon renoncer aux représailles, au risque de perdre leur crédibilité et surtout le soutien de leur opinion publique domestique laquelle, au lendemain d’un attentat, exige toujours des réactions « fortes » et « immédiates ». Les attentats obligent donc les puissances démocratiques – Al-Masri évoque d’abord les pays occidentaux et Israël, pays où la pression de l’opinion publique se fait plus sentir que dans les États autoritaires également ciblés par les djihadistes tels que la Russie – à s’engager dans des guerres dont la rationalité ne suit pas une logique militaire sur le long terme mais répond surtout à des enjeux politiques à court terme, ce qui les condamne, selon l’auteur, à d’inévitables échecs.
La barbarie, une méthode éprouvée
Pour que ce modèle fonctionne pleinement, pour que les représailles deviennent absolument inéluctables, il convient, explique Al-Masri, d’infliger à l’ennemi une véritable humiliation par le recours à la « bestialité » : plus le pays ciblé par l’attentat sera « souillé » pour reprendre les termes de l’ouvrage, plus la riposte se rapprochera de la vengeance et perdra en rationalité.
Difficile en lisant ces passages du Management de la Sauvagerie de ne pas songer aux événements du 7 Octobre en Israël et à leurs conséquences. L’horreur des exactions commises par le Hamas oblige le gouvernement israélien à réagir de façon terriblement brutale, ce qui à son tour risque de renforcer l’assise populaire du groupe terroriste, tant à Gaza qu’en Cisjordanie. D’autant que le Hamas oblige par-là l’armée israélienne à attaquer des positions « préparées à l’avance » comme disent les militaires, à pénétrer dans un environnement urbain piégé et par essence égalisateur favorable au faible dans un contexte asymétrique.
De ce point de vue-là, les dirigeants du Hamas ont certainement tiré les enseignements de la première bataille de Falloujah en Irak en mars 2004. En effet, cet épisode semble correspondre parfaitement à la pratique de la barbarie théorisée par Abou Jihad al Masri.
Afin d’obliger l’armée américaine à pénétrer dans la ville, les cadres d’Al-Qaida et notamment Ahmad Hashim Abd al-Isawi, numéro 2 de sa branche irakienne, organisent le massacre et la dégradation du cadavre de quatre soldats américains de la société militaire privée Blackwater le 31 mars 2004. Après avoir abattu ces Américains tombés dans une embuscade, les combattants brûlent leurs corps avant de les traîner dans la ville et de les pendre sur le pont principal. Ce déchaînement de violence ne s’adresse pas tant aux Irakiens qu’au gouvernement américain, ainsi qu’à son opinion publique. Pour expier cette « souillure », sous la pression populaire, ordre est donné aux Marines de pénétrer dans une ville que les troupes américaines ont soigneusement évitée depuis avril 2003 de peur de se retrouver enkystées dans une guérilla urbaine coûteuse humainement et médiatiquement.
Conformément aux analyses de l’auteur du Management de la Sauvagerie, le piège se referme alors sur l’armée américaine : la riposte des Marines, bien loin d’affaiblir Al-Qaida en Irak, a renforcé l’assise populaire de l’organisation terroriste, a plongé la jeunesse de Falloujah dans la « résistance » contre l’occupant américain et a donné naissance à une gigantesque campagne de mobilisation médiatique débouchant sur des révoltes dans toutes les grandes villes irakiennes.