Yasmine Ghata pratique l’écriture comme un exorcisme. L’écriture comme insurmontable héritage. Cette grande écrivaine a reçu le prix 2023 de la closerie des Lilas
L’ombre de sa mère, Vénus Khoury-Ghata, quatre-vingt-cinq ans, toujours active, est lourdement présente. La lauréate, vêtue d’une belle robe artisanale, reçoit le prix de la Closerie des Lilas avec humilité. Elle paraît anachronique parmi les vieilles gloires de la télévision, de la chanson, du cinéma, survivants pathétiques des temps révolus. Les narcissités désuètes n’accourent que pour rappeler leur existence, exhiber leur précieuse tenue, mettre en scène leur insignifiance. La récipiendaire, symbole d’une fausse reconnaissance de la diversité. Je surpends des regards étrangement médusés.
Le livre, LeTestament du prophère, évoque l’exil, le déracinement du corps, l’ébranlement de la conscience. Culpabilité du retour. Retour de la culpabilité. Stylistique gibranienne. Versification de la prose. Thématique familière. Une écrivaine revient dans son village natal qui lui reproche ses livres dénonciateurs. Le retour révèle la raison profonde de l’hostilité, un crime d’honneur escamoté. Je pense à La Visite de la vieille dame de Friedrich Dürrenmatt, visite dans les recoins infâmes de la bonne conscience. Dans la pièce de théâtre, la vieille dame est très riche, le village extrêmement pauvre. Elle propose une somme astronomique contre la vie d’un homme qu’elle a profondément aimé. Le maire apporte sa caution politique et morale. Les moyens justifient la fin. La vengeance légitimée comme une équité : « Que ceux qui, d’un cœur pur, veulent réaliser la justice lèvent la main ». L’éclat de l’or pervertit les belles âmes. L’inhumaine conspiration s’assume comme un signe d’humanité.
Obsession du retour. Retour éternel. « Et si un jour ou une nuit, un démon se glissait furtivement dans ta plus solitaire solitude et te disait : « Cette vie, telle que tu la vis et l’a vécue, il te faudra la vivre encore une fois et encore d’innombrables fois, et elle ne comportera rien de nouveau, au contraire, chaque douleur et chaque plaisir et chaque pensée et soupir et tout ce qu’il y a dans ta vie d’indiciblement petit et grand doit pour toi revenir, et tout suivant la même succession et le même enchaînement, et également cette araignée et ce clair de lune entre les arbres, et également cet instant et moi-même. Un éternel sablier de l’existence est sans cesse renversé, et toi avec lui, poussière des poussières ! » (Friedrich Nietzsche, Le Gai Savoir).
Retour au village des origines, Bcharré, dans la matrice phénicienne, cœur spirituel des maronites. Bcharré, bourgade engloutie dans les montagnes accidentées, noyée dans les cèdres millénaires, El Arz, foyer de résistances séculaires. Bcharré, tertre de naissance de Gibran Khalil Gibran (1883 – 1931), refuge pour l’éternité de sa tombe et de ses œuvres d’art dans la vieille chapelle du monastère de Mar Sarkis. « Vous avez votre Liban et ses dilemmes, j’ai mon Liban et sa beauté. Votre Liban est un imbroglio politique que le temps tente de dénouer. Mon Liban est fait de vallées paisibles et mystérieuses dont les versants accueillent le son des cloches et le murmure des rivières, de montagnes qui s’élèvent, dignes et magnifiques, dans l’azur. Mon Liban est fait du gazouillis des merles, du frissonnement des chênes et des peupliers et de l’écho des flûtes dans les grottes et les cavernes. Mon Liban est une pensée lointaine, un désir ardent et une parole noble que la terre chuchote à l’oreille de l’univers » (Gibran Khalil Gibran, Spirits Rebellious, Les Esprits rebelles, New York, 1908, livre brûlé sur la place publique à par les Ottomans). Avant d’assister au décernement du prix de la Closerie des Lilas 2023, je me recueille devant la plaque commémorative, 14 avenue du Maine, à Montparnasse : « Ici vécut de 1908 à 1910 Gibran Khalil Gibran (1883 – 1931), peintre et poète libano-américain). La mémoire se pétrifie.
Mustapha Saha
Sociologue, poète, artiste peintre