Crise financière sans précédent, blocage politique laissant le champ libre au désordre et à l’anarchie, délitement des structures administratives et des services publics : le Liban est aujourd’hui un Etat en décomposition. Collaborateur du site « Boulevard Extérieur », le diplomate et ancien ambassadeur Denis Bauchard donne une analyse éclairante de la situation catastrophique du pays, qui renforce le pouvoir des grands féodaux, tandis qu’une grande partie de la population se tourne vers l’émigration.
Dans un Moyen-Orient en situation chaotique, le Liban interpelle plus spécialement l’opinion en France, compte tenu de nos liens historiques anciens et de la volonté menée sans relâche, notamment par le président Jacques Chirac, de préserver sa souveraineté. Or depuis le début du mandat du président Aoun, le pays s’est enfoncé progressivement dans le chaos. L’explosion survenue dans le port de Beyrouth le 4 août 2020 en est le symbole de même que le vide politique créé par l’incapacité des responsables politiques à élire un candidat à la présidence. Certes, le Liban a connu depuis cinquante ans une guerre civile et beaucoup de violences, mais jamais l’avenir n’est apparu aussi sombre. Le pays est en effet sinistré économiquement et financièrement tandis que l’on constate la faillite de l’Etat à gouverner. Les signes d’espoir de dénouer cette crise existentielle d’un pays aux mains des grands féodaux que sont les zaïm n’apparaissent pas encore.
Une économie sinistrée
La crise financière est sans précédent par ses causes comme par l’ampleur de ses conséquences. Elle est née d’une surévaluation assumée de la livre libanaise et de la « cavalerie » montée par l’inamovible gouverneur de la Banque centrale, Riad Salamé, pourtant garant de la stabilité financière. La fermeture des banques et les pertes de près de 80 mds/$ subies notamment par les épargnants, la chute vers les abysses de la monnaie nationale (près de – 100 % en trois ans), la pénurie en devises, l’inflation à trois chiffres, la rareté des produits essentiels sont les principales manifestations de cette crise qui est en train de paupériser l’essentiel de la population libanaise.
Face à cette situation, les conférences des donateurs coprésidées par la France et les Nations unies – dites CEDRE- se sont réunies régulièrement depuis plusieurs années. Au lendemain de l’explosion du port, une aide humanitaire d’urgence de 250 M/$ a été décidée mais a été directement remise aux ONG et non au gouvernement libanais pour éviter toute tentation de corruption. La décision prise à la CEDRE tenue à Paris en 2018 reste toujours valable : un programme d’aide au développement sous forme de prêts et de dons ne sera accordé qu’à la condition que des réformes structurelles soient entreprises par le gouvernement libanais. Est en jeu immédiatement un prêt de 3 Mds/$ du FMI qui pourrait ouvrir la voie à un programme d’aide supérieur à 10 Mds/$.
Dans cette perspective, un accord préalable a été conclu le 7 avril 2022 avec le FMI. Il n’a défini que des principes et les conditions auxquelles devront se plier les autorités libanaises : assainissement budgétaire, contrôle des capitaux, loi sur le secret bancaire, restructuration du secteur bancaire, y compris de la Banque centrale. La visite d’une mission du FMI en mars dernier a permis de constater qu’aucune « des actions préalables » n’avait été entreprise de façon sérieuse. Il a lancé un avertissement sur le risque de « dislocation de l’économie ». En outre, après le départ du directeur général du ministère des finances, qui a démissionné en dénonçant « la pieuvre politico-financière » qui interférerait dans les négociations, le FMI est dépourvu d’interlocuteurs crédibles dans une administration déstructurée par de nombreux départs et un gouverneur hostile à l‘accord. En fait, les responsables libanais s’efforcent de gagner du temps pour éviter de s’engager sur une voie qui ne peut que les embarrasser. Paradoxalement, le gouverneur de la Banque centrale est lui-même hostile à un véritable accord avec le FMI. Mais ils ne peuvent compter maintenant que sur la générosité de la diaspora qui commence à s’essouffler ou sur des circuits mafieux. Une telle attitude aussi irresponsable, mais assumée par l’ensemble de la classe politique, y compris le Hezbollah, pose problème.
Un Etat en décomposition
Cette décomposition s’observe tant au niveau des institutions que de l’administration. La querelle autour du changement d’heure, les chrétiens passant comme prévu à l’heure d’été tandis que le premier ministre décidait sans concertation d’attendre la fin du ramadan pour opérer ce changement, est symptomatique de l’anarchie régnante. Cette décision a été depuis lors rapportée mais cet incident témoigne de l’ambiance délétère qui règne au Liban.
En effet le blocage est d’abord politique. Depuis maintenant plus cinq mois, le vide politique laisse le champ libre au désordre et à l’anarchie. Malgré la percée d’une vingtaine de députés réformateurs et indépendants à la suite du mouvement de contestation déclenché en octobre 2019, les élections législatives de mai 2022 n’ont guère modifié le jeu politique. La composition du parlement se caractérise cependant par un léger recul du Hezbollah et de ses alliés qui perdent la majorité. Le mandat du président sortant, Michel Aoun, s’est terminé le 31 octobre dernier et depuis lors aucune majorité – le parlement doit se réunir avec un quorum et se prononcer à la majorité des 2/3 – ne s’est dessinée pour un quelconque candidat.
La candidature de Sleiman Frangié est officiellement appuyée par le mouvement Amal et le Hezbollah, mais le camp chrétien reste divisé, et sa majorité récuse autant Gebran Bassil, poussé par son beau-père, le président Aoun, que Sleiman Frangié. La candidature de ce dernier, député de Zghorta dans la vallée de la Qadisha, enclave chrétienne proche de Tripoli, est effectivement très problématique. Seul survivant du massacre de sa famille organisé par une milice chrétienne rivale, il a été élevé en Syrie par la famille al-Assad, au côté de Bachar. Il apparaît ainsi comme le candidat de la Syrie. Si le général Joseph Aoun, actuel chef d’Etat-major, peut apparaître comme un recours consensuel, sa candidature bute toujours sur le choix du Hezbollah et l’obstination de Gebran Bassil. Dans le même temps le gouvernement dirigé par Najib Mikati ne se réunit plus et les ministres sont absents ou en autogestion.
Il en résulte un délitement des structures administratives et des services publics : absentéisme des fonctionnaires impayés ou sous-payés ; dysfonctionnement des services publics, qu’il s’agisse de la police, de l’état civil, de l’enseignement ; désertions dans l’armée ; fraude fiscale massive etc… et un sentiment d’abandon et d’insécurité, en particulier chez les chrétiens. Ceux-ci revendiquent encore de représenter la partie la plus importante de la population, de l’ordre de 32 %, face aux Sunnites et aux Chiites. Le dernier recensement datant de 1932, il ne peut exister que des évaluations, mais elles sont très divergentes selon les sources, parfois fantaisistes ou biaisées. Si l’ensemble des musulmans représente globalement plus des deux tiers de la population, la répartition entre ses différentes composantes fait polémique. Les Chiites estiment être maintenant la communauté la plus nombreuse : 40 % de la population est le chiffre revendiqué par le Hezbollah. Par ailleurs le strict équilibre qui existe au parlement entre chrétiens et musulmans – 64 députés de part et d’autre – est remis en cause. Ainsi le débat qui s’est engagé depuis plusieurs années sur la répartition du pouvoir politique entre les confessions, a repris, alimenté voire instrumentalisé par les mouvements Amal et le Hezbollah.
Dans ce contexte, la population est la fois indignée mais en grande partie résignée et paradoxalement, les Libanais se replient au sein de chaque communauté, celle-ci assurant une réelle protection contre les menaces extérieures. Le pouvoir des grands féodaux se trouve renforcé, tandis qu’une grande partie de la population se tourne vers l’émigration. Si les double-nationaux n’ont pas de problème, il n’en est pas de même de la majorité des Libanais : le plus souvent les départs se font de façon clandestine donc dangereuse, notamment vers l’Europe via la Turquie ou Chypre, ou vers le Golfe. Cette propension à émigrer est d’autant plus forte qu’aucune lueur n’apparaît au bout du tunnel, sans aucune perspective.
Un avenir incertain.
On dit volontiers que la vie politique libanaise n’est que le reflet de la rivalité des puissances extérieures. On peut également estimer que c’est l’incompétence et les divisions de la classe politique libanaise qui, faute d’entente, appellent voire instrumentalisent les influences étrangères.
Face à la situation actuelle, d’où peut venir une solution ? L’opinion continue de penser que le « miracle libanais » a été victime d’un complot extérieur et donc que le salut ne peut venir que de l’étranger, notamment sur le plan économique et financier. Cette posture relève de l’illusion. Nombre de pays sont de plus en plus découragés par l’incapacité du pays à se gérer et à promouvoir des réformes, ce qui explique la position prise par la Conférence des donateurs. Les Etats-Unis, approchent la crise libanaise essentiellement à travers le prisme de la sécurité d’Israël. Ils ont ainsi mis le Hezbollah sur la liste des mouvements terroristes et ont mis en œuvre 267 sanctions visant essentiellement ses financiers et ses fournisseurs d’armes. L’Arabie saoudite, qui avait acquis une certaine influence à travers la famille Hariri, semble maintenant prendre ses distances et se résigne à voir le Hezbollah jouer un rôle croissant. Malgré la normalisation de ses relations avec l’Iran, elle ne semble pas prête à donner son feu vert à la candidature de Sleiman Frangié. La Syrie, qui n’a jamais caché sa volonté d’absorber de fait ou de droit ce qu’elle a toujours considéré comme une construction du colonisateur français, n’entend pas renoncer à son emprise sur le Liban où elle a établi de nombreux réseaux de trafics mafieux. Elle peut profiter de la crise actuelle pour renforcer cette emprise et annexer de fait le Liban avec la complicité de Téhéran. L’Iran, pour sa part, approvisionne en armement et en financement le Hezbollah qui est devenu la principale force politique voire militaire, et un acteur incontournable.
Quant à la France, sa politique a toujours été de sauvegarder la souveraineté du Liban, tant vis-à-vis de la Syrie que d’Israël. Elle a réagi vivement aux différentes interventions israéliennes, notamment celles de 1982 et de 1996. Depuis le président Chirac, elle a eu la volonté d’établir des relations de confiance, non seulement avec la communauté chrétienne, mais également avec les Sunnites et les Chiites. Elle entend parler à tous, y compris au Hezbollah. Elle a conservé une certaine influence et peut avoir la tentation de l’ingérence, comme les propos du président Macron en août 2020 ont pu le laisser penser. La position officielle est que la France ne soutient aucun candidat mais qu’elle encourage les Libanais à élire un nouveau président, acceptable par toutes les communautés, qui laissera le premier ministre promouvoir les réformes indispensables. Cependant, la rumeur circule à Beyrouth que la France appuierait Sleiman Frangié, étant entendu qu’un premier ministre technocrate et réformiste serait nommé. On peut s’interroger sur la pertinence d’une solution qui mettrait en place un président aussi inféodé à Damas et qui ne manquerait pas de s’opposer aux réformes.
Pour l’instant, une situation de blocage prévaut. Il est peu probable qu’une solution puisse se faire sans l’acquiescement des zaïm. Les plus pessimistes voient dans le cas du Liban un exemple de suicide collectif d’un pays qui possède par ailleurs de nombreux atouts et une élite de qualité. Le Liban n’est malheureusement pas le seul pays dans ce cas, dans une région riche d’un potentiel humain et économique mais où règnent la violence et la désunion.