Liban, l’heure des grands choix a sonné

Le grand érudit Camille Aboussouan (1919-2013) parlait du Liban comme étant « le dernier lampion de Byzance ». Par cette métaphore, il qualifie le Liban comme l’ultime héritier de l’antique cosmopolitisme méditerranéen tout en constituant, au sein du monde arabe, la colonne vertébrale de la présence chrétienne en Orient à cause de l’implication forte des chrétiens dans l’exercice du pouvoir. L’intervention militaire syrienne du 13 octobre 1990, qui força le général Michel Aoun à l’exil, serait-elle équivalente à la chute de Constantinople en 1453 ? Aurait-elle hypothéqué à jamais ce rôle des chrétiens du Liban ?

Un article d’Antoine Courban

 

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Dans une interview que publie le quotidien Nidaa al Watan , Abdallah César Khoury, pionnier fondateur du Courant Patriotique Libre (CPL) fait sa propre autocritique par le biais d’un regard sévère sur la ligne suivie par le général Michel Aoun entre 1988 et 1990 ainsi que par la stratégie de l’actuel chef de l’État et de son gendre Gebran Bassil, président en exercice du CPL. Aux yeux de A.C. Khoury, les retournements stratégiques opérés par le général Aoun auraient brisé la « colonne vertébrale des maronites et, partant, de tous les chrétiens« .  À ses yeux, l’affaiblissement de l’armée aurait dépouillé les libanais, surtout les chrétiens, de leur principal bouclier de défense. Le désarmement des milices de l’époque, à l’exception du tandem Hezbollah-Amal, aurait d’autant plus fragilisé les chrétiens principaux défenseurs du « libanisme ». Khoury n’hésite pas à parler d’un « renoncement chrétien à l’idée libanaise« . Il appartient à l’histoire de juger le bilan de la carrière politique du président Michel Aoun dont le mandat s’achève le 31 octobre prochain.
Mais la date du 13 octobre 1990 demeure symboliquement significative surtout en ce qui concerne le rapport aux Accords de Taëf et à la Constitution qui en a découlé. Dans un essai récent, intitulé Le Pacte ou la Désintégration. Taëf cet inconnu , le penseur et politologue Nizar Younes fait l’apologie de ce « Document de l’entente nationale » signé le 22 février 1989 en insistant lourdement sur le fait qu’il constitue un tremplin de choix, permettant aux libanais de se libérer, peu à peu, du carcan du confessionnalisme politique qui handicape lourdement leur vie publique.

Avec ou contre Taëf ?
Cette polémique fait rage dans l’opinion publique alors que le pays coule comme un bateau à la dérive. Tout le monde sait que les points de l’accord n’ont pas été respectés. Pour l’ancien ministre Boutros Harb, l’agonie actuelle du pays traduit plus une lutte sans merci pour le pouvoir et non une crise constitutionnelle (An Nahar 02/09/2022). Son jugement est particulièrement sévère à l’égard d’une classe dirigeante qu’il qualifie de « bande de pillards et de vampires » auprès desquels « Judas l’Iscariote fait figure de saint homme » d’autant plus qu’il avait regretté sa trahison et avait pris soin de se pendre. Jusqu’à présent, aucun responsable libanais n’a pris soin de compatir au sort du pays et du peuple, notamment depuis l’explosion sur le port de Beyrouth le 4 août 2020.

Pour Nizar Younes, la reconstruction de l’État de droit commence par l’application du « Document de l’entente nationale » dit « Accord de Taëf ». C’est ce qui existe. C’est la seule « borne nationale » sur laquelle on peut s’appuyer actuellement. C’est l’unique garde-fou dont disposent les libanais pour se protéger contre les pulsions suicidaires des solutions parcellaires de nature confessionnelle. Au fond, les citoyens doivent faire un choix. Soit ils refusent le Liban unitaire, soit ils font tout pour le sauver. S’ils souhaitent le sauver, Taëf est leur unique planche de salut actuellement.  Nombreux sont, au sein de l’opinion publique chrétienne, ceux qui souhaitent amender Taëf et rééquilibrer les pouvoirs dévolus au président chrétien de la république. À l’heure actuelle se profile un danger redoutable, celui de la double vacance. Il est presque certain que le pays s’achemine vers une période de vacance présidentielle dont nul ne peut prophétiser la durée. Par ailleurs, l’intérim présidentiel sera assuré, au nom de la continuité constitutionnelle du pouvoir, par le seul gouvernement qui existe, celui démissionnaire de Nagib Mikati. Ce gouvernement est contesté par le camp du président Aoun qui estime que sa constitutionnalité est imparfaite pour assurer l’intérim. Une telle polémique risque de s’envenimer et de précipiter le pays dans une crise de système. Grand est le risque de voir se profiler une campagne en faveur d’un recensement afin de connaître le comput démographique exact des différentes confessions. Ce sera la fin du Grand Liban et de sa république. Mais ce sera aussi, et probablement à jamais, la fin du rôle politique des chrétiens au cœur du Levant arabe.

Dépassement de Taëf
Dépasser Taëf est sans doute souhaitable mais pour aller de l’avant et non pour remonter le temps. Il appartient aux chrétiens de donner l’exemple du dépassement de ce document d’entente que N. Younes qualifie de « la plus brillante réalisation, ingénue et grandiose, de l’inventivité libanaise de notre histoire contemporaine« . Un tel plaidoyer est l’œuvre d’un laïque convaincu, loin de toute crispation confessionnelle. Il insiste sur le fait que les patries et les états ne sont pas des essences intemporelles mais des réalités historiques en devenir « incarnant en un lieu donné, en un temps donné, la volonté de vivre ensemble« . Tout son essai plaide pour mettre fin au partage du pouvoir et des fonctions comme on se partage un butin de guerre. Seule l’application de Taëf permet de remettre les pendules à l’heure et de faire repartir la locomotive de l’État en direction de l’avenir et non du passé.
Younes insiste lourdement que Taëf est un contrat constitutif d’une république parlementaire et d’un état non-confessionnel en dépit des campagnes de dénigrement qui défigurent le texte. Ce pacte de 1989 constitue une base de départ afin de construire un état de citoyenneté et non un conglomérat d’entités sectaires juxtaposées, ou confédérées, régies par des règles coutumières.
Il n’existerait pas de solution partielle, de nature confessionnelle, à la crise libanaise. Certes, on peut toujours organiser efficacement certains services à un échelon local. Mais l’application de Taëf ouvre la voie à un dialogue franc en vue de faire évoluer le système libanais qui est devenu, aujourd’hui, obsolète et anachronique.
La vacance présidentielle qui se profile ne doit pas faire peur, surtout aux chrétiens. La balle est dans leur camp. Il leur appartient de tout mettre en œuvre pour sauver l’État libanais. Ce sont eux qui doivent jouer la carte constitutionnelle et défendre le  » Document de l’entente nationale  » car c’est un tel pacte qui garantit leur survie dans le pays de leurs ancêtres.

Le destin futur du Liban est entre les mains de tous les citoyens. Le pays vit des heures sombres. L’heure des grands choix a sonné. Si les enfants du pays du Cèdre ne souhaitent pas voir s’éteindre  » le dernier lampion de Byzance « , que chacun se rappelle les paroles du prophète Ézéchiel contre la splendide ville de Tyr. Ces versets bibliques résonnent aujourd’hui à l’égard du Liban et de sa capitale Beyrouth, la ville meurtrie et qui se laisse engloutir par le gouffre sans fond d’un sort tragique :
« Qui était pareil à Tyr, comme une citadelle au milieu de la mer ? (Ez 27:32) … Maintenant que tu as fait naufrage […] Les marchands des peuples étrangers sifflent en te voyant : tu es un objet d’épouvante, anéantie pour toujours ! (Ez 27:34-36) […] Tu mourras sous les coups de l’étranger, c’est moi qui le dis (Ez 28:10) »