» Enfin, c’est terminé. Rien ne pouvait être pire que ces dernières années « . Combien de Libanais ont prononcé cette phrase alors que résonnait, lundi à minuit, la fin du compte à rebours pour le départ du président Michel Aoun, au terme d’un sexennat que l’histoire retiendra… non pas pour ses réalisations, mais pour toutes les crises, les dysfonctionnements et ce glissement progressif et mortel vers le non-État que le fondateur du CPL laisse en héritage.
Une chronique d’Elie Ziade (Ici Beyrouth)
Six ans auxquels il faut ajouter les deux années et demie de blocage qui les ont précédés dans le seul but d’obtenir l’élection de celui qui avait promis de « laisser un Liban meilleur à son successeur ». Mais le Liban que nous connaissons, sans être le meilleur, a fini par disparaître sous son mandat: crises politiques, isolement diplomatique, effondrement économique, explosion au port de la capitale, insécurité maximale, instabilité sociale et pauvreté croissante, justice aux abonnés absents, fuite de cerveaux… et j’en passe.
On peut facilement comprendre que nombreux puissent fêter le départ du président de la République alors que le pays, blocage oblige, est sur le point d’effectuer un saut dans l’inconnu, à travers un double vide institutionnel qui viendra couronner des crises existentielles sans précédent.
Alors qu’en 2007 le départ d’Émile Lahoud sans successeur à la tête de l’État avait inquiété les Libanais – malgré l’hostilité que lui portaient les souverainistes – la haine que beaucoup vouent au 13e président de la République et l’état dépressif et de frustration dans lequel vivent les Libanais, parmi les résidents mais aussi parmi ceux qui ont été poussés à émigrer à cause de la crise ou de l’explosion au port (août 2020), ont fait du dimanche 30 octobre, une journée placée sous le signe de l’euphorie.
Mais pourquoi? Comment ce général que beaucoup trouvaient charismatique, qui a commencé sa carrière politique en 1988 à la tête d’un gouvernement militaire de transition, haranguant des foules qui l’adulaient, ces mêmes foules qui l’ont acclamé le 7 mai 2005 à son retour triomphal au bercail au terme de son exil en France, et qui voyaient en lui le » sauveur de la Nation « , comme De Gaulle en 1944 ou 1958, a-t-il pu achever sa carrière, honni et conspué?
En fait, cette haine n’a rien de personnel. Le problème réside dans son attitude, ses choix, une politique à l’antipode des engagements pris et un vide terrible en termes de gestion de l’État.
Le » père de tous » – comme ses adorateurs le qualifient – a multiplié les promesses aux Libanais tout au long de sa carrière politico-militaire. Des promesses à tout vent qu’il n’a pas tenues, même quand l’une des pires crises économiques de l’histoire du monde a secoué le Liban et que des réformes structurelles étaient indispensables et urgentes pour freiner l’effondrement. C’était en 2019. Pourtant, de nombreuses promesses de réformes ont été formulées, depuis, mais elles ont surtout servi de prétexte à des règlements de comptes politiques sur lesquels nous ne reviendrons pas. Quant au bilan des réformes, il reste équivalent à zéro.
Il suffit d’ailleurs de revenir aux premiers discours de Michel Aoun, en tant que chef de l’État – celui de son investiture du 31 octobre 2016, mais aussi devant ses partisans au palais présidentiel le 6 novembre, et sa déclaration à la Nation le 21 novembre – pour se rendre à l’évidence que non seulement rien n’a été réalisé, mais que ses actes sont à l’extrême opposé de ses dires.
Respect du Pacte, de la Constitution et du document d’entente
Tout juste après sa prestation de serment dans laquelle Michel Aoun, président, a juré » d’observer la Constitution et les lois du peuple libanais, de maintenir l’indépendance du Liban et l’intégrité du territoire » , conformément à l’article 50 de la Loi fondamentale, il a assuré dans son discours d’investiture, rechercher la » stabilité politique […] à travers le respect du Pacte, de la Constitution et des lois […] ainsi que la nécessité de mettre en application le document d’entente nationale de manière intégrale « .
Ce document d’entente, mieux connu sous l’appelation d’accord de Taëf, avait été violemment combattu par ce même Michel Aoun, alors Premier ministre de transition à la fin du mandat d’Amine Gemayel, entraînant en 1990 une guerre fratricide qui a permis au régime syrien d’occuper le Liban, a dénaturé cet accord et empêché son application complète. Taëf avait essentiellement modifié la répartition des prérogatives constitutionnelles et prévoyait la dissolution de toutes les milices.
Sauf que, le quatrième président post-Taëf, élu le 31 octobre 2016, a tout fait pour revenir à l’ère présidentielle d’avant 1975. Pour cela, Michel Aoun n’a pas hésité à bloquer les institutions: en six ans, les consultations parlementaires contraignantes pour la nomination d’un Premier ministre ont été maintes fois reportées et les formations de gouvernements ont été empêchées. Elles le sont d’ailleurs toujours. Plus de 40% de son mandat a été marqué par des vides institutionnels, que le camp présidentiel a exploités pour accuser les autres forces politiques qui refusaient de se plier à sa volonté, de vouloir saboter ce mandat. Ce même président, qui déplorait le 21 novembre 2016 la faiblesse des institutions due à » de mauvaises pratiques politiques et constitutionnelles « , n’a fait que dégrader les institutions du pays pour tenter de consolider son pouvoir et celui de son camp, en s’efforçant d’imposer sa volonté aux autres forces politiques en présence.
Par la même occasion, en tentant de s’approprier le pouvoir exécutif, à coups de justifications constitutionnelles et juridiques taillées sur mesure par ses conseillers, le chef de l’État a porté un coup au Pacte de 1943, certes imparfait, sur base duquel le Liban multiconfessionnel a été bâti. Or, Michel Aoun, » le président fort qui souhaite rétablir les droits des chrétiens » n’a cessé au cours de ces six dernières années de s’en prendre aux sunnites libanais, ainsi qu’à ses adversaires politiques chrétiens, fragilisant ainsi la stabilité du pays et renforçant les extrêmes au sein des deux communautés. Un malaise politique qui n’a cessé de croître depuis son élection jusqu’aux législatives de 2018 et de 2022, en passant par l’épisode de la » démission » forcée depuis Riyad du Premier ministre Saad Hariri en novembre 2017, alors que l’Arabie saoudite reprochait à ce dernier son alignement sur la politique de l’axe Aoun-Hezbollah, ou encore la désignation de Hassane Diab, sans assises populaire ou politique, à la tête d’un gouvernement qui s’est surtout distingué par son cafouillage, pendant que la crise économique et financière commençait à peser de tout son poids sur le Liban.
Allant également à l’encontre de son serment et de son discours d’investiture, Michel Aoun n’a pas déployé le moindre effort pour tenter de régler le problème endémique des milices et des armes illégales, à travers au moins la convocation d’un dialogue autour d’une stratégie nationale de défense, qui aurait pu permettre de régler la question des armes du Hezbollah. En fait, sous son mandat et à cause de la caution qu’il lui a assurée, la formation pro-iranienne, son principal (et seul ?) allié depuis 2006, n’a cessé de monter en puissance et de consolider son contrôle sur l’État, sous le regard insouciant du président, ancien commandant en chef de l’armée, qui avait un jour juré de se débarrasser des milices. Dès février 2017, soit 4 mois après son élection, Michel Aoun a d’ailleurs légitimé l’arsenal milicien à l’international: dans une déclaration à la chaîne égyptienne CBC avant une visite au Caire, il a assuré que » les armes du Hezbollah sont nécessaires « . Un an plus tard, en septembre 2018, c’est dans les colonnes du Figaro français que le président, en visite officielle à Paris, devait affirmer que le » Hezbollah défend les frontières, ne joue aucun rôle militaire à l’intérieur du pays et n’intervient pas aux frontières avec Israël « . Michel Aoun avait vraisemblablement oublié que quelques mois plus tôt, le secrétaire général du Hezbollah, Hassan Nasrallah, avait menacé » l’ennemi sioniste « .
En décembre 2017, des vidéos ont circulé dans lesquelles on pouvait voir deux chefs de milices chiites irakienne et syrienne parader en tenue militaire à la frontière-sud, dans l’indifférence officielle du pouvoir libanais. Dans le même temps, des roquettes et des drones étaient lancés sporadiquement au dessus d’Israël, tantôt par le Hezbollah, tantôt par des factions palestiniennes. Quant à l’État libanais, il demeurait aux abonnés absents.
Autre violation du serment présidentiel, l’atteinte à l’article 60 de la Constitution: » Le chef de l’État est le symbole de l’unité de la nation » dispose le texte. Sauf que tout au long de son mandat, Michel Aoun a été le président d’un seul camp: le sien. Avant même d’être élu, le général avait bloqué le pays de nombreuses fois à diverses échéances, uniquement dans son intérêt et/ou celui de son gendre, Gebran Bassil. Chef de l’État, Michel Aoun s’est fondé en avril 2017 sur l’article 59 de la Constitution, gelant le fonctionnement de la Chambre pendant un mois, pour la pousser à voter une nouvelle loi électorale, » garantissant une saine représentation populaire « , avait-il dit dans son discours d’investiture. Or, cette loi électorale, hybride et verrouillée, a consacré l’hégémonie parlementaire des partis traditionnels et a surtout permis à son gendre, défait deux fois aux législatives sur la base de deux lois électorales différentes, de remporter enfin un siège à Batroun. Les mises en place de gouvernements ont été plusieurs fois retardées pour que le binôme Aoun-Bassil puisse se tailler une meilleure part du gâteau au sein de l’Exécutif, que ce soit à travers l’obtention de ministères ou d’ententes tacites concernant des nominations ou des deals juteux.
En octobre 2019, alors que les Libanais investissaient les rues, manifestant contre l’ensemble de la classe politique, notamment dirigeante, houspillant le président et surtout son gendre Gebran Bassil, en même temps que d’autres, les protestataires ont été empêchés de s’approcher du palais présidentiel, pourtant rebaptisé » Palais du peuple » par Michel Aoun lui-même. Les portes de Baabda restaient en revanche grandes ouvertes devant les manifestants aounistes, venus exprimer leur soutien à leur » Père « .
Liban, la Présidence familiale selon Michel Aoun