Alors que les armes tonnent à nouveau au pays du Cèdre, le monde retient son souffle. Dix-huit ans après la dévastatrice guerre de 2006, Israël et le Hezbollah se retrouvent une fois de plus embourbés dans une confrontation dont l’issue semble plus incertaine que jamais. Pourtant, au-delà des apparentes similitudes, près de deux décennies de bouleversements politiques, militaires et sociaux ont profondément redessiné le visage de ce conflit. Car entre 2006 et 2024, le Liban a connu une véritable métamorphose, dont les répercussions promettent à ce nouveau round une trajectoire bien différente.
La guerre qui oppose Israël au Hezbollah depuis septembre 2024 résonne comme un funeste écho de celle de 2006. Pourtant, au-delà des similitudes apparentes, tout semble indiquer que ce nouveau cycle de violences marque un tournant décisif. Israël, après de longs mois d’affrontements à Gaza, semble résolu à sécuriser définitivement sa frontière nord, quitte à porter un coup fatal à son ennemi juré. Face à cette détermination sans faille, le Hezbollah se retrouvent plus que jamais au pied du mur.
Un Hezbollah hégémonique, mais contesté
Au cœur de cette métamorphose, un acteur a connu une mue spectaculaire : le Hezbollah. En 2006, le « Parti de Dieu » n’était encore qu’une force parmi d’autres sur l’échiquier libanais. Puissant militairement, certes, mais tenu à l’écart des sphères de décision. En 2024, il en est devenu l’acteur central de la vie politique nationale. Fort de ses 13 députés au Parlement et de ses ministres au gouvernement, il a étendu son emprise à tous les rouages de l’État.
En endossant les habits du politicien, le Hezbollah a dû troquer son aura de résistant contre le costume bien moins flatteur de gestionnaire. Un costume qui menace aujourd’hui de l’étouffer. Car comment justifier son emprise tentaculaire face à la déliquescence des services publics, à l’effondrement économique, au désespoir social ? Comment se poser en défenseur de la souveraineté nationale quand on est perçu par une part croissante de la population comme une force d’occupation, inféodée aux intérêts de l’Iran ?
C’est un Hezbollah contesté de l’intérieur qui affronte aujourd’hui Israël. Un Hezbollah certes toujours soutenu par sa base chiite, mais qui voit son image sérieusement écornée au-delà de son fief confessionnel. Les manifestations monstres de 2019-2020, où son nom a été conspué aux côtés de celui des autres « seigneurs de la guerre », en sont le cuisant rappel. Bien loin de l’union sacrée de 2006, c’est un pays profondément divisé, épuisé par les crises à répétition, qui regarde aujourd’hui les roquettes s’abattre sur son sol.
Un rapport de force bouleversé
Mais le Hezbollah n’est pas le seul à avoir changé en dix-huit ans. Son ennemi juré, Israël, a lui aussi connu sa mue. En 2006, Tsahal avait été pris de court par la guérilla asymétrique du « Parti de Dieu », par sa capacité à frapper loin et fort malgré sa petite taille. Les blindés israéliens s’étaient enlisés dans le bourbier libanais, incapables de venir à bout d’un ennemi insaisissable et déterminé.
En 2024, c’est un Israël résolu à en finir une bonne fois pour toutes qui a franchi la frontière. Les hésitations de 2006 ont laissé place à une détermination implacable, martelée par un gouvernement Netanyahu qui n’entend plus tergiverser. Finis les atermoiements, les demi-mesures, les cessez-le-feu bancals. Cette fois, l’objectif est clair : repousser la menace du Hezbollah loin, très loin, au nord du fleuve Litani, comme l’exige la résolution 1701 de l’ONU restée lettre morte depuis 2006.
Pour y parvenir, Tsahal semble avoir retenu les leçons du passé. Plus question de s’enliser dans des combats de rue meurtriers. La stratégie est désormais celle de la guerre éclair : frappes massives et chirurgicales pour décapiter le commandement ennemi, détruire ses infrastructures, saper sa capacité à riposter. Les plus de 1600 raids menés en seulement 24 heures, le pilonnage systématique des caches d’armes et des positions clés, l’assassinat ciblé de cadres comme Ibrahim Aqil… Autant de signes qui ne trompent pas sur la volonté israélienne d’en découdre rapidement, quitte à verser dans une force disproportionnée. Aujourd’hui même, le 24 septembre, l’armée israélienne a ainsi mené une frappe dans le quartier de Dahieh à Beyrouth, visant Ibrahim Qubaissi, alias Abu Musa, le chef de la division des roquettes du Hezbollah responsable des attaques vers le centre d’Israël. Cette frappe, qui a tué au moins six personnes, marque encore une escalade significative dans le conflit.
Face à cette détermination, le Hezbollah semble sonné. Certes, sa puissance de feu reste potentiellement dévastatrice, comme en témoignent les pluies de roquettes qui s’abattent quotidiennement sur la Galilée. Une riposte de grande ampleur reste toutefois possible, même si ses fondements militaires ont été sérieusement ébranlés. La perte de ses systèmes de communication, vitaux pour coordonner ses opérations, et surtout la décapitation de ses meilleurs commandants de terrain comme Qubaissi portent un coup sévère à ses capacités opérationnelles. Sans parler du renseignement israélien qui semble avoir infiltré ses rangs en profondeur, réduisant à néant son effet de surprise tactique.
Le Liban, variable d’ajustement
Mais c’est peut-être sur le plan diplomatique que le contraste est le plus frappant avec 2006. À l’époque, la « communauté internationale » s’était mobilisée avec une rapidité et une unanimité inédites pour arrêter les frais. Le Conseil de sécurité avait adopté à l’unanimité la résolution 1701 appelant à un cessez-le-feu immédiat. Les capitales occidentales et arabes avaient rivalisé de sommets et de navettes diplomatiques pour arracher un arrêt des combats.
En l’espace de quelques semaines, le Liban avait obtenu des promesses d’aide à hauteur d’environ 3,6 milliards de dollars pour financer sa reconstruction, un montant correspondant à l’estimation des besoins par le gouvernement libanais. Lors de la conférence des donateurs de Stockholm le 31 août 2006, les gouvernements occidentaux et les institutions internationales s’étaient engagés à verser 940 millions de dollars, dépassant largement l’objectif initial de 500 millions fixé par le Premier ministre Fouad Siniora. Les États-Unis avaient promis au moins 230 millions, suivis par le FMI (112 millions), l’Union européenne (91 millions) et de nombreux pays européens. Les pays arabes avaient quant à eux déjà promis avant la conférence environ 1,5 milliard de dollars en dons et 1,1 milliard en prêts, avec des projets ciblés comme la reconstruction par le Qatar des villages de Bint Jbeil et Khiam dans le Sud. Cette mobilisation rapide démontrait une volonté partagée d’aider le Liban à se relever.
En 2024, c’est un silence assourdissant qui règne dans les cénacles onusiens et les chancelleries. Comme si le sort du Liban n’était plus qu’une péripétie, un dommage collatéral d’un grand jeu qui le dépasse. Il faut dire que beaucoup d’eau a coulé sous les ponts du Litani en dix-huit ans. Le paysage géopolitique régional a été profondément redessiné, reléguant le pays du Cèdre au rang de simple variable d’ajustement.
L’Iran, parrain du Hezbollah,
L’Iran est aujourd’hui obnubilé par les tractations sur son programme nucléaire. Téhéran semble prêt à lâcher du lest sur le Liban pour préserver ses intérêts stratégiques dans le bras de fer qui l’oppose à Washington. Riyad et ses alliés du Golfe, eux, voient dans l’affaiblissement du Hezbollah une « divine surprise » pour réduire l’influence iranienne. Quant à l’Occident, il semble s’être résigné à donner carte blanche à Israël, en échange de garanties sur la sécurité de ses ressortissants et de ses intérêts.
Résultat : c’est un Liban fantôme, exsangue, sans président ni gouvernement, qui se retrouve livré à lui-même face aux bombes. Un pays qui n’a plus ni voix ni visage sur la scène internationale. Un pays où même les habituels pompiers diplomatiques, France en tête, semblent avoir jeté l’éponge, faute d’interlocuteurs crédibles et d’espoir de solution. Un pays abandonné à son triste sort de champ de bataille d’une guerre par procuration qui le dépasse.
Clé de voûte ou ligne de faille
Au-delà du Liban, c’est toute l’architecture géopolitique du Proche-Orient qui se joue dans les collines du Sud-Liban. Une architecture en plein bouleversement, où les vieilles alliances volent en éclats, où les lignes de fracture confessionnelles et idéologiques se creusent chaque jour un peu plus. Une architecture où le Liban, de par sa position, son histoire, sa mosaïque communautaire, fait figure à la fois de clé de voûte et de ligne de faille.
Clé de voûte, car la stabilité de ce petit pays a toujours été le thermomètre des équilibres régionaux. Quand le Liban s’enflamme, c’est tout le Proche-Orient qui prend fièvre. On l’a vu en 1975, quand la guerre civile libanaise a ouvert une boîte de Pandore confessionnelle qui n’a jamais été vraiment refermée. On l’a vu en 2006, quand l’affrontement Hezbollah-Israël a failli embraser toute la région. On le voit encore aujourd’hui, alors que les canons qui tonnent à Beyrouth résonnent jusqu’à Bagdad, Damas…
Ligne de faille aussi, car le Liban est depuis toujours le réceptacle de toutes les tensions, de toutes les ingérences qui traversent la région. Sunnites contre chiites, pro-iraniens contre pro-saoudiens, partisans de l’Occident contre adeptes de la « résistance »… Toutes les fractures du Proche-Orient trouvent au pays du Cèdre un terreau idéal pour s’exprimer et s’exacerber. Avec à chaque fois le même résultat : un pays écartelé, pris en otage, incapable de dessiner son propre destin.
C’est cette double réalité qui se joue aujourd’hui dans les ruines fumantes du Sud-Liban. Une réalité faite d’impuissance et de fatalisme, où le sort d’une nation semble se décider loin d’elle, sur des tables de négociation ou des terrains de bataille qu’elle ne maîtrise pas.
Mais au-delà des enjeux régionaux, c’est l’avenir même du Liban en tant que nation qui se joue dans cette guerre. Un avenir plus qu’incertain, tant le pays semble avoir perdu tous ses repères, tous ses garde-fous dans la tourmente des deux dernières décennies. Politiquement, le Liban n’est plus que l’ombre de lui-même, paralysé par les divisions, miné par la corruption, incapable de se doter d’un leadership à la hauteur des défis. Économiquement, c’est un pays à genoux, étouffé par une dette abyssale, rongé par une pauvreté galopante, qui survit sous perfusion d’une diaspora elle-même exsangue. Socialement, c’est une nation à cran, épuisée par les crises à répétition, qui a vu ses rêves de prospérité et de concorde partir en fumée sur l’autel des guerres fratricides et importées.
Dans ce contexte, la question existentielle qui hante chaque Libanais n’est plus celle de la coexistence communautaire ou de l’équilibre des pouvoirs. Elle est bien plus prosaïque, bien plus urgente : celle de la survie pure et simple du pays. Car contrairement à 2006, il n’y aura cette fois pas de conférence internationale pour reconstruire le Liban. Pas de « Plan Marshall » pour remettre à flot une économie exsangue, alors même que les défis structurels comme la dette abyssale demeurent. Pas de sursaut national pour rebâtir une maison Liban en ruines.
Juste un immense point d’interrogation, un vertige existentiel face à un avenir qui n’a jamais semblé aussi sombre. Celui d’un pays qui a épuisé toutes ses vies, toutes ses chances, et qui se demande s’il aura encore la force de renaître de ses cendres. Un pays funambule, en équilibre précaire au-dessus du vide, pour qui chaque jour est un pari sur sa propre survie. Avec en toile de fond cette question lancinante, presque métaphysique : le Liban est-il condamné à être l’éternel Sisyphe du Proche-Orient, condamné à rebâtir encore et toujours une maison vouée aux flammes ?