Avec la chute du régime d’Assad, la région connaît des bouleversements sismiques susceptibles de redéfinir les alliances, d’intensifier les rivalités et de menacer l’existence même de certains acteurs clés.
Au-delà des frontières syriennes, ces changements remettent en question les hypothèses traditionnelles et rééquilibrant la dynamique régionale. Les acteurs syriens locaux, notamment les forces d’opposition, les groupes kurdes et les vestiges des loyalistes alaouites, jouent un rôle actif dans la recomposition de ce paysage, faisant de la Syrie non seulement un théâtre pour les puissances étrangères, mais aussi un champ de bataille pour les influences internes.
La maxime de Kissinger revisitée
La phrase « Pas de guerre sans l’Égypte, pas de paix sans la Syrie », souvent attribuée à Henry Kissinger, illustre le rôle central de la Syrie dans le conflit israélo-arabe. Aujourd’hui, cette maxime reste pertinente face aux visions concurrentes pour l’avenir de la région. Israël cherche à faire avancer les Accords d’Abraham 2.0 sous le parrainage des États-Unis, sans engagement ferme envers un État palestinien, en créant un cadre d’accords bilatéraux de paix.
Pendant ce temps, la Turquie et le Qatar poursuivent une stratégie de Printemps arabe 2.0, visant à raviver une dynamique idéologique qui remet en cause ces accords. Cette tension entre le modèle pragmatique de paix d’Israël et le revivalisme idéologique soutenu par la Turquie et le Qatar souligne le rôle critique de la Syrie dans la détermination de la trajectoire régionale.
Les États-Unis et Israël à la peine
Malgré les efforts de l’administration Biden et du gouvernement israélien pour présenter la chute d’Assad comme une victoire stratégique, la réalité est plus complexe. La chute du régime d’Assad a pris de court les services de renseignement américains et israéliens, révélant une incapacité plus large à anticiper l’effondrement rapide de la structure politique syrienne. Désormais, ces puissances font face à au moins deux scénarios pour l’avenir de la Syrie : une fragmentation en factions belligérantes, une résurgence d’une gouvernance islamiste soutenue par un corridor de ravitaillement rétabli entre l’Iran et le Liban, ou le succès du projet des Frères musulmans modérés de la Turquie, au détriment du bloc Israël-Arabie saoudite. Ce fossé dans la prévoyance illustre la difficulté à s’adapter au rythme accéléré des changements au Moyen-Orient, où les hypothèses traditionnelles sur la stabilité ne s’appliquent plus.
La Turquie, en partenariat avec la Russie et le Qatar, a entrepris une initiative géopolitique ambitieuse surnommée le projet des « Frères musulmans modérés ». Ce cadre modulaire intègre une collaboration économique, politique et militaire, visant à établir la Turquie comme une puissance régionale décisive. Avec le soutien tacite de la Russie, le pari de la Turquie met en évidence l’incapacité de la diplomatie israélienne — notamment sous l’ambassadeur Ron Dermer — à convaincre les États-Unis de contrer l’influence croissante d’Ankara, en particulier en revisitant la loi CAESAR. Cependant, les contradictions entre la Turquie et la Russie, ainsi que la résistance des factions locales syriennes, pourraient compromettre ce projet. Simultanément, les forces kurdes, méfiantes à l’égard des intentions turques, sont susceptibles de s’opposer à tout cadre qui marginaliserait leur rôle.
Menaces pour les monarchies du Golfe
L’essor de l’axe turco-russo-qatari constitue une menace existentielle pour les monarchies du Golfe, en particulier l’Arabie saoudite et les Émirats arabes unis. Cette alliance intègre des stratégies susceptibles de remodeler l’ordre politique régional, menaçant d’étendre son influence en Jordanie — un tampon clé pour l’Arabie saoudite — et potentiellement en Égypte. La résurgence d’une ferveur idéologique semblable au Printemps arabe remet en cause le conservatisme du Golfe, forçant les monarchies à réévaluer leurs stratégies face à des pressions géopolitiques renouvelées. Dans le même temps, la normalisation des relations des Émirats avec la Syrie reflète un acte d’équilibrage délicat, les États du Golfe tentant de contrer l’influence turque tout en préservant leur flexibilitDeux coalitions distinctes mais rivales émergent au Moyen-Orient :
L’axe turco-russo-qatari : Une coalition de coopération pragmatique, malgré des rivalités historiques, qui exploite des intérêts communs pour affirmer sa domination.
Le bloc Israël-Arabie saoudite-Émirats-Égypte : Une coalition défensive visant à contrer le premier axe, bien que des différences internes et des priorités conflictuelles menacent sa cohésion.
Cette rivalité se joue déjà au Liban, où les prochaines élections présidentielles mettent en évidence la lutte géopolitique plus large. Chaque alliance cherche à installer des candidats alignés sur sa vision, ouvrant la voie à une concurrence accrue. La géographie, les ressources financières et l’influence de l’axe turco-qatari, soutenu par l’Iran, pourraient lui donner l’avantage