Un entretien avec Bertrand Badie: « l’heure du Sud, ou l’invention d’un nouvel ordre mondial »

L’heure est-elle vraiment celle du « Sud global » ? Dans l’ouvrage collectif intitulé « le Monde d’après » , le politologue Betrand Badie et le journaliste Dominique Vidal qui en assurent l’édition, en sont convaincus. Avec une cohorte de spécialistes d’aires géographiques et de thématiques transversales, les rédacteurs dessinent le sens d’un monde mouvant à contre courant de l ‘agitation médiatique.

Des propos recueillis par Michel Galy

« L’heure du Sud Ou l’invention d’un nouvel ordre mondial » Bertrand Badie, Dominique Vidal Editeur : Les Liens qui Libèrent – L.L.L. Collection : Le monde d’après 298 pages 22 euros

Bertrand Badie nous reçoit dans son bureau lumineux du boulevard saint-germain; et son discours ne l’est pas moins. Policé et disert, ce professeur émérite de l’Institut politique de Paris n’en a pas moins un rôle paradoxal, discret et éminent, brillant et contestataire. Au pouvoir dans la science politique depuis des décennies, il est pourtant loin de la gestion et direction de l’institution engluée dans ses déboires.

Son magistère intellectuel s ‘exerce par la pluralité de ses publications, sa hauteur de vues et son refus de tous les conformismes qui lui valent une grande notoriété. Pourtant ses options sont fondamentalement critiques de l’ordre international établi et sans complaisance avec le pouvoir du moment, voire de tous les pouvoirs.

Face à l’école dite « réaliste », celle des relations internationales réduites aux interactions entre États, le professeur Bertrand Badie oppose une école pluraliste et critique qui insiste sur les acteurs non étatiques et sur les flux et mouvances au delà ou en deçà des États. 

Cet ouvrage est une pierre dans le jardin des politologues liés à l’Armée

Son précédent ouvrage, « l’ Art de la paix », est loin d’être un démarquage du célèbre traité de Sun Tzu, « l’art de la guerre ». Son travail est   est plutôt une pierre dans le jardin des polémologues ou politologues liés à l’Armée, si ce n’est aux Services. IL ne s’agit plus de réprimer et détruire ou de «  « transformer les peuples en sociétés guerrières » (comme l’a analysé Badie pour le Sahel) mais d’inverser encore une fois propos et problématique pour tracer de nouvelles voies.

Apprécié par les médias, surtout ceux du service du service public qui l’ont accueilli en toute liberté , Badie  a l’art de  s’adapter aux différents publics mais aussi de déconcerter ses interlocuteurs en reformulant autrement leurs naïves questions.

Bertrand Badie n’est il pas plus que jamais à contre courant face à un monde dominé par la brutalité américaine d’un Trump ?

                                                                                                        Michel Galy

 

                                 « L’heure du Sud, ou l’invention d’un nouvel ordre mondial »

Mondafrique: Il y a déjà nombre de publications du style  « État du Monde » et « Ramsès »(IFRI) qui  chaque année passent en revue la planète. En quoi votre publication collective  « le Monde d’après » s’en distinguent elle, et en particulier cette année ?

Bertrand Badie: « On  choisit d’homogénéiser chaque tome par rapport à un thème que l’on juge sensible. Débats qu ‘il devrait y avoir d’ailleurs dans l’espace public et qui généralement sont tus.

Le tome précédent, nous l’avions consacré au thème du retour, un effet de mode contre lequel nous nous sommes insurgés. L’Histoire ne connaît pas de retour, une thématique qui minimisee les ruptures ou les innovations . Ce deuxième tome est conçu dans le même esprit; cette notion de Sud global fait débat. Ce débat est souvent expédié par rapport à des arguments faibles du genre l’Australie est plus au Sud que la Mongolie, ce qui est loin d ‘épuiser la question…

Un des points faibles de le diplomatie euro américaine c’est de ne pas savoir se situer par rapport à ce « nouveau monde » issu d’une décolonisation. L’irruption des États issus de la décolonisation dont le label est « le Sud global » vient remettre en cause les fondements même de l’ordre international.qui s’est forgé en Europe, il y a quatre siècles, et qui commande le droit international et les pratiques diplomatiquesL’heure du Sud global veut dire qu’il faut compter avec ce  nouveau monde ; pas seulement accueillir les parvenus mais réfléchir à une co -gouvernance du Monde .

Mondafrique : Vous avez une distinction qui vous est propre des  Relations Internationales et de la  géopolitique. Vous n’êtes pas du tous convaincu de l’intérêt d’une analyse en terme de « puissance » ni de celle de  la spatialité des États ?

Bertrand Badie  L’irruption du Sud global a justement remis en cause la « politique de puissance ».que les anglo-saxons appellent « powers politics ». Le Sud Global est né de la fin de la tutelle, par exemple de celle  d’anciens Empires d’Asie , en particulier  pour la Chine. La fin de ce modèle impérial qui bénéficiait aux pays du Nord a été précipité par un phénomène inédit qui n’a pas de précédent dans l’ histoire des Relations Internationales  : la victoire du faible sur le fort.

On a sous estimé en quoi la décolonisation a remis en cause fondamentalement le principe de puissance ; le plus puissant a été défait ; ainsi des puissances coloniales comme la France en Indochine, en Algérie, et maintenant au Sahel. On peut dire la même chose de l’Empire britannique même si cela s’est passé  de manière moins violente .

Jusqu’au monde occidental comportant des États qui pensaient être hors de ces rapports : comme les Usa battus au Vietnam ou en Afghanistan, ; je pense à l’Urss battue elle aussi en Afghanistan puis la Russie poutinienne mise en  échec par la société ukrainienne et ayant dû renoncer à s’emparer de Kiev.

Donc s’est produit un mouvement de bascule très étonnant qui n’a pas encore été expliqué de manière sérieuse : pourquoi le faible gagne sur le fort ? Et moi l’hypothèse que je développe est que le faible a su mobiliser une énergie sociale inédite au sein de l’arène internationale là où le fort considérerait qu’il suffisait de disposer des instruments militaires coercitifs pour gagner.

Or le canon gagne contre le canon, mais pas contre l’énergie sociale.

Il resterait maintenant à conceptualiser cette mystérieuse composante inédite dan le champ des relations internationales, cette énergie sociale…

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Mondafrique: Vous proposez une définition très particulière du Sud global dans votre introduction, une sorte d’ « éloge du flou ». Le « Sud global » est-il ce qui s’affirme comme tel ? L’affirmation répétée de ce concept crée-t-elle un nouvel acteur des relations internationales, ou bien ouvre-t-il un autre champ du possible ?

Bertrand Badie: L’erreur a été de partir d’une définition objective du Sud ; et là on n’arrive pas à construire le Sud global. L’objectivité géographique vous montre qu’il y a des pays du Sud qui sont au Nord et réciproquement; il n’y a pas d’objectivité économique en termes de ressources ! Qu’est ce que il y a de commun entre l’économie chinoise et celle de Sao Tomé par exemple? Il n’y a pas d’objectivité culturelle : les cultures rassemblées dans le Sud global sont extrêmement différentes. Pas de communauté qui vaille, ces États n’ont pas eu l’occasion de vivre tous ensemble.

Il serait mieux de partir d’une  définition subjective. La modestie estrare dans le monde occidental. Mais il faut se demander ce qui est significatif pour les acteurs du Sud et qui leur donne le sentiment d’un rassemblement. Et là on s’aperçoit qu’il y a une cascade de sentiments : la première c’est celle d’une humiliation commune qui a frappé ausis bien  la Chine que la Guinée Bissau (1). C’est aussi un sentiment de frustration, au fur et à mesure que s’accomplissaient les Indépendances, d’avoir été marginalisés dans la nouvelle gouvernance mondiale. Les Nations Unies ne se sont effectivement pas restructurées après les Indépendances , notamment après la première vague des années 60 et que cette frustration a conduit tous ces États à se retrouver dans une «  diplomatie contestataire » davantage que dans une diplomatie positive.

Mondafrique: Est ce que vous vous positionnez par opposition au monde occidental, une sorte de « passion triste » empreinte de négativité ?

Bertrand Badie: Cette diplomatie contestataire est partie d’une attention toute particulière au groupe des 77 qui en revendiquant à la Conférence  d’Alger de 1967 une commune volonté de promouvoir un nouvel ordre économique international fondé sur le Sud; le groupe des 77 est beaucoup plus parlant  d’un Sud Global que ne serait les Brics par exemple qui relèvent plus de la manipulation politique.

Il ne faut pas oublier que le terme « Sud global »  a été inventé à la fin des années 60 par un gauchiste américain qui s’étonnait des échecs subis par les États-Unis au Vietnam.

 C’est un peu la même idée qui demeure : la mise en échec du fort par le faible qui donne au  faible un sentiment d’être, qui l’unit aux autres faibles ;et qui vient produire un nouveau style de relations internationales, un nouveau  style de diplomatie, , une aspiration à l’édition de nouvelles normes, tout cela constituant l’agenda international et qui se traduit notamment par le refus de l’alignement de l’alliance- ce qui était déjà dans la conférence de Bandung en 1955 … et que l’on a constaté aussi au début de la guerre d’Ukraine  par exemple sur les votes des pays du Sud à l’Assemblée générale des Nations unies. Cequi me conduit à employer ce terme un peu osé de « polyamour » :

c’est à dire que les États du Sud sont dans une logique de fluidité qui les conduit à créer des partenariats avec des acteurs les plus divers ! Regardez le Prince MBS d’Arabie Saoudite créant des partenariats certes avec les États-unis mais aussi avec la Russie, mais également avec la Chine, avec la Turquie, et de manière plus ou moins discrète avec Israël et même maintenant avec l’Iran.

Cette fluidité vient complètement remettre en cause la grammaire classique des relations internationales fondées sur les alliances de blocs et donc créer une nouvelle dynamique.

Mondafrique: Depuis l’élection de Trump, le nouveau cours des relations internationales n’invalide t il pas , si ce n’est vos analyses, du moins les volontés , les désirs du Sud Global ? Est que l’on n’assiste pas à nouveau à une « politique de force », une politique de puissance, une politique «  réaliste » dans les relations internationales ?

Bertrand Badie: Ah mais on la constate bien évidement cette politique de puissance – ceci dit elle n’a jamais quitté la scène ! Quand on énumère les interventions militaires des États-Unis , je voudrais bien savoir quand une telle puissance aurait été mise sous le boisseau ? Même au temps de Carter ! Et quand on regarde l’URSS et plus tard la Russie, on a exactement la même impression. La Chine aussi d’une manière différente sait jouer d’une politique de puissance- et que dire de la France qui a monté une soixantaine d’expéditions militaires en Afrique depuis la « décolonisation » ?

Je récuse complètement  ce cliché qui fait était d’un « retour de la force », illustrant comme l’a dit un auteur la domination des « carnivores face aux herbivores » !

La grande différence c’est que contrairement à avant la seconde Guerre Mondiale , la puissance ne paie plus : c’ est à dire il y a eu une inflation de l’usage de la puissance  depuis 1945 mais que l’on me montre un seul lieu où la puissance a pu véritablement résoudre un problème !

Mondafrique: Vous êtes donc sceptique par rapport aux volontés de Trump d’imposer les desiderata des Usa au reste de la planète ?

Bertrand Badie: » Totalement..Je ne vois pas comment il pourrait se rendre propriétaire du Groenland , scénario  qui me paraît ahurissant… Et je vois maintenant qu’il est au pouvoir depuis peu, il passe d’une idée de résoudre  le conflit russo  ukrainien de 24 heures à l’hypothèse d’y mettre six mois, ce qui reste toujours aussi flou…

 Et pour le conflit israelo-palestinien de sortir des âneries comme celle de la déportation des Gazaouis …bien sur que non !

 Simplement, ça ne ne veut pas dire que cela ne fera pas de dégâts. La puissance est devenue impuissance, mais elle se  fait de plus en plus de destructrice, meurtrière et coûteuse. Donc on peut s’attendre à des choses bien douloureuses, mais vous savez : l’obstination sans vertu est généralement la mère de toutes les souffrances…

(1) Voir un précédent ouvrage de Bertrand Badie, « le Temps des Humiliés », Odile Jacob, 2014