Le double naufrage de Boualem Sansal et Kamel Daoud

Romancier et essayiste, Boualem Sansal est connu pour ses positions très critiques contre le pouvoir en place en Algérie et l’intégrisme religieux. Il a été arrêté lors de son arrivée à Alger, le 16 novembre. L’Élysée tout comme des personnalités aussi variées que Xavier Bertrant, Edouard Philippe ou Marine le Pen se sont élevés contre cette arrestation.

Le régime algérien en arrêtant Boualem Sansal de manière arbitraire commet une double faute. Une faute morale, d’abord, en méprisant les droits fondamentaux, notamment la liberté d’expression. Une faute politique ensuite, car il offre une visibilité internationale à un pseudo-intellectuel qui a multiplié les amalgames dangereux. 

Quant à Kamel Daoud, dont le dernier livre courinné par le Goncourt est encensé à Paris, fait l’objet à Alger des plus vives critiques pour avoir ouvert la boite à pandore des années noires (1992-1998), ce qui est contraire à la loi algérienne soucieuse de cicatriser les blessures nées de ces conflits entre l’armée et les maquis islamistes. 

L’évolution intellectuelle de Boualem Sansal et Kamel Daoud soulève une profonde inquiétude parmi ceux qui les ont admirés pour leur supposée lucidité et leur courage. Ces deux écrivains ont pris un virage idéologique qui dessert non seulement leurs œuvres, mais aussi les débats sur la mémoire coloniale, la critique des régimes autoritaires et les relations interculturelles. En s’alignant sur des discours réducteurs et souvent réactionnaires, ils sont devenus des instruments d’un ordre idéologique préoccupant.

Mouloud Améziane
Sociologue.

Boualem Sansal, depuis quelques années, a opté pour une posture qui rejette la reconnaissance de la responsabilité historique du colonialisme français. Certes, la critique du régime algérien post-indépendance est légitime, mais elle ne saurait justifier une minimisation, voire une négation, de l’oppression systémique exercée par le système colonial. En évacuant l’idée supposée de « repentance » comme le fait l’extrême droite et ses affidés, et en centrant ses récits sur l’échec supposé de l’Algérie indépendante, Sansal alimente des récits simplistes qui servent les intérêts d’un camp idéologique opposé à toute justice mémorielle.

Cette posture est particulièrement visible dans ses discours récents, où la colonisation n’apparaît plus comme une réalité historique complexe et violente, mais comme un chapitre presque secondaire face aux errements des gouvernements algériens successifs. Ce type de narration déséquilibrée rejoint les thèses d’une extrême droite française qui nie les demandes légitimes de reconnaissance des crimes coloniaux.

L’islam, l’islamisme 

Sansal a souvent dénoncé, avec raison, la montée de l’islamisme. Cependant, il semble désormais glisser vers une généralisation inquiétante, où l’islam tout entier devient un ennemi à combattre. Cette confusion volontaire nourrit les préjugés et les discriminations, en particulier en France, où les populations musulmanes font déjà l’objet de stigmatisations récurrentes.

Plutôt que d’offrir une analyse nuancée des dynamiques sociales et politiques, Sansal adopte une approche essentialiste qui réduit les musulmans à une entité homogène, incapable de réformes ou de dialogue. Cette vision, déconnectée des réalités vécues par des millions de personnes, finit par légitimer des discours d’exclusion portés par des figures comme Éric Zemmour.

Kamel Daoud : une convergence préoccupante

Le ralliement de Kamel Daoud aux positions de Sansal marque une rupture douloureuse pour ceux qui espéraient voir en lui un penseur libre et nuancé. Daoud, qui avait brillamment exploré les héritages complexes de la colonisation dans son premier roman, semble aujourd’hui céder à une simplification idéologique. En soutenant Sansal, il cautionne une vision du monde qui conforte les divisions et la haine, au lieu de promouvoir la compréhension mutuelle.

Cette dérive est particulièrement visible dans ses prises de position sur des sujets comme l’immigration ou la place de l’islam dans les sociétés occidentales. Là où l’on attendait une critique équilibrée, il préfère une dénonciation unilatérale qui alimente des récits réactionnaires, souvent hostiles aux populations qu’il prétend défendre.

Le mépris des populations immigrées

Sansal et Daoud se rejoignent également dans leur mépris à peine voilé pour les populations d’origine immigrée en France, notamment les musulmans, et dans leur refus de reconnaître les discriminations dont ces populations sont victimes. Plutôt que d’engager une réflexion sur les injustices systémiques, ils choisissent de stigmatiser davantage ces communautés, renforçant ainsi les discours d’exclusion et les fractures sociales.

Un alignement inquiétant avec les forces réactionnaires

Le véritable naufrage intellectuel de Sansal et Daoud réside dans leur alignement idéologique avec des forces politiques et médiatiques qui exploitent les fractures sociales pour diviser davantage. Que ce soit par leurs publications ou leurs apparitions dans des médias liés à l’extrême droite française, ils participent activement à la diffusion de discours qui nient la richesse et la diversité des trajectoires humaines.

Pire encore, leurs positions sur des sujets sensibles comme la Palestine témoignent d’un éloignement croissant des valeurs universelles de justice et de dignité. Le soutien implicite de Sansal au régime israélien d’extrême droite est une prise de position qui alimente les tensions, au lieu de chercher à les résoudre.

Un appel à la responsabilité intellectuelle

Il ne s’agit pas ici de contester le droit à la critique, notamment celle des régimes autoritaires ou des idéologies oppressives. Mais critiquer avec justesse exige une fidélité à la vérité, une capacité à naviguer dans la complexité, et une empathie pour les populations concernées. Sansal et Daoud, en tournant le dos à ces principes, trahissent non seulement leurs engagements passés, mais aussi leurs lecteurs et les débats qu’ils prétendent éclairer.

L’heure est venue de rappeler que l’intellectuel a une responsabilité : celle de refuser les simplifications, de combattre les oppressions sans en cautionner d’autres, et de construire des ponts plutôt que d’alimenter les fossés. Sans cette exigence, il ne reste que des mots creux, au service d’idéologies qui prospèrent sur les divisions et la haine.

Boualem Sansal: « Vivre. Le compte à rebours »