Un avocat condamné, des associations suspendues: un tour de vis en Tunisie

A handout picture provided by the Tunisian Presidency's official Facebook Page on August 4, 2021 shows President Kais Saied (C) posing for a group photo with members of the special unit of the Tunisian National Guard in Bir Bou Rekba in Nabeul state, about 60 kilometres south of the capital. (Photo by - / TUNISIAN PRESIDENCY / AFP) / === RESTRICTED TO EDITORIAL USE - MANDATORY CREDIT "AFP PHOTO / HO / PRESIDENCY PRESS SERVICE " - NO MARKETING NO ADVERTISING CAMPAIGNS - DISTRIBUTED AS A SERVICE TO CLIENTS ===

La condamnation de l’avocat Ahmed Souab et la suspension d’activité d’associations majeures ayant reçu des financements étrangers, donnent le signal d’un nouveau verrouillage de la vie publique.

Selim Jaziri

À l’issue de la dernière audience du procès dit du « complot », le 21 avril dernier, Ahmed Souab, l’un des avocats des prévenus et porte-parole du comité de défense, avait dénoncé les pressions subies par la cour et « le couteau sous la gorge » du président du tribunal, en joignant le geste à la parole. La vidéo était rapidement devenue virale et des partisans de Kaïs Saïed avaient interprété le geste, contre toute logique, comme une menace contre le juge. Arrêté trois jours plus tard, il a été condamné vendredi, 31 octobre, à cinq ans de prison ferme pour « constitution et organisation d’une entente terroriste » et pour « diffusion de fausses informations ».

Une condamnation sans procès

Le procès s’est déroulé en l’absence de l’accusé, par visioconférence, pour de prétendues raisons de sécurité, sans lecture de l’acte d’accusation, sans plaidoirie, sans interrogatoire ni réquisitoire. À l’instar du procès du « complot » à l’issue duquel des peines allant de 4 à 66 ans de prison ont été prononcées pour « complot contre l’État tunisien et le régime actuel en le faisant chuter par la force avec l’aide d’États étrangers ». On ne saurait mieux signifier par ce mépris de la procédure que le contenu du dossier importe moins que la décision de sévir, probablement déjà arrêtée avant l’audience.

Ahmed Souab, ancien juge administratif, est connu depuis 2011 pour ses prises de position sans complaisance contre la corruption et les atteintes à l’indépendance de la Justice. Il devenu une voix critique particulièrement acerbe contre Kaïs Saïed.

Sa condamnation expéditive est un signal préoccupant pour les procès à venir, l’appel dans l’affaire du « complot », le 17 novembre, mais aussi ceux de l’avocate Sonia Dahmani (11 novembre), de l’opposante Abir Moussi (le 14 novembre), des journalistes Mourad Zeghidi et Borhen Bsaies (20 novembre), de Dalila Msaddek, sœur de Jawar Ben Mbarek, l’un des accusés de l’affaire du complot (25 novembre).

Des soupçons sur les financements étrangers

À la chronique judiciaire qu’est devenue la vie politique tunisienne, s’ajoute depuis quelques jours une chronique administrative. En l’espace d’une semaine, cinq grandes associations se sont vu signifier par l’administration l’obligation de suspendre leur activité pendant un mois : l’Association tunisienne des femmes démocrates (ATFD), le Forum tunisien des droits économiques et sociaux (FTDES), l’association féministe Aswat Nissa, l’association Mnemty et le média associatif Naawat.

Cette mesure provisoire ne vient pas sanctionner une position politique particulière, ni une infraction. Elle n’est destinée en théorie qu’à laisser le temps aux services de l’État de vérifier la légalité de l’emploi des financements étrangers reçus par ces organisations. En particulier, les fonds reçus de la Fondation Open Society de l’homme d’affaires George Soros.

Les autorités soupçonnent une utilisation de ces fonds « à des fins contraires aux objectifs des associations, notamment pour porter atteinte à la stabilité nationale, provoquer des tensions sociales ou fragiliser la souveraineté du pays ». Elles évoquent également des soupçons « de blanchiment d’argent, de collaboration avec des entités étrangères et de promotion d’agendas non conformes aux lois tunisiennes ».

En novembre 2024, le Pôle judiciaire économique et financier avait gelé les comptes d’associations financées par Open Society. Les investigations du Parquet auraient déjà abouti à la dissolution de 47 associations.

Depuis plusieurs semaines, d’autres organisations, dont l’ATFD et le FTDES, sont soumises à des investigations comptables approfondies. Dans la collimateur de l’État également des associations œuvrant dans la défense des droits de la communauté LGBT, telles que Mawjoudin, Damj, Chouf ou Shams.

Etrangler l’espace public

Cela fait plusieurs années, avant même l’élection de Kaïs Saïed, que l’afflux de financements étrangers comme les pratiques (lutte contre la corruption, transparence de la vie publique) et les thématiques (notamment les questions sociétales) nouvelles portées par les associations depuis la révolution, contrarient les tenants d’un souverainisme conservateur au sein de l’appareil d’État.

A partir de 2023, les premières associations visées ont été les organisations de défense des droits des migrants subsahariens. Une campagne de dénigrement auprès de l’opinion les a accusées de conspirer contre la sécurité du pays et de travailler à la transformation démographique de la Tunisie pour le compte d’Etats étrangers. Plusieurs acteurs de la solidarité avec les migrants ont été, depuis arrêtés et condamnés. C’est au tour, à présent des associations activent dans le domaine des droits économiques, sociaux et culturels d’être la cible de l’État.

Le directeur du FTDES, Alaa Talbi, a publié samedi un communiqué dans lequel il estime que cette décision « fait partie d’une politique générale élaborée par le régime pour étrangler l’espace public et réduire les espaces de résistance ». « Nous vivons une tentative […] de criminaliser toute forme d’organisation et d’initiative indépendante. » « Kais Saied ne veut que des associations qui complètent l’action de l’État, pas des contre-pouvoirs, expliquait-il en juillet 2023. Sa conception de la démocratie repose sur un État fort et centralisé et l’État profond policier en profite pour prendre sa revanche. »

On saura dans un mois s’il s’agit d’un simple avertissement ou du prélude à une nouvelle offensive contre les acteurs de la vie démocratique. Toujours est-il que l’autonomie de la société par rapport à l’État ne cesse de se réduire, sous un régime qui prétendait initialement lui redonner le pouvoir.