Tunisie, la révolte de la population de Mezzouna

La mort de trois jeunes sous l’effondrement du mur d’un lycée dans le gouvernorat de Sidi Bouzid illustre l’absence de progrès dans les régions à l’origine de la révolution de 2010. Au même moment, le gouvernement lançait une « révolution législative » censée mettre fin aux disparités régionales.

Selim Jaziri

Depuis lundi midi, Mezzouna, une localité d’environ 10 000 habitants du gouvernorat de Sidi Bouzid, est le théâtre de manifestations durant la journée et de heurts entre jeunes et forces de l’ordre la nuit, dont la violence va crescendo depuis trois jours. Ces incidents ont été déclenchés par la mort de trois lycéens âgés de 18 et 19 ans, sous l’effondrement d’un mur d’enceinte du lycée Ibn Hazm, pendant que deux autres jeunes étaient évacués dans un état grave à l’hôpital de Sidi Bouzid, à 75 Km, avant d’être transférés à Sfax.

Des réclamations sans réponse

Les lycéens ont été ensevelis sous les pierres alors qu’ils s’abritaient du vent derrière le mur dont l’état inquiétant avait été signalé à de multiples reprises. Il avait été probablement encore fragilisé par un léger séisme ressenti dans la région le 9 avril.

Mais personne à Mezzouna ne met cette tragédie sur le compte de la fatalité. « Ce mur de pierres a été construit en 1983 par la population. Il était fissuré depuis plusieurs années, a témoigné Abdelmajid Gabri, un enseignant du lycée sur les ondes d’Express FM. La direction du lycée a alerté plusieurs fois la délégation régionale à l’éducation depuis 2022. Il n’y a pas eu de réponse. Le dortoir des élèves, lui aussi, est en péril ; nous avons envoyé trois ou quatre réclamations à l’État, toujours sans réaction. Il a dû être fermé. Nous avons signalé aussi que deux salles du lycée sont sur le point de s’écrouler. »

Selon toute vraisemblance, la nonchalance administrative doit beaucoup à la lourdeur et la multiplication des procédures bureaucratiques, études techniques, appels d’offre, validation à chaque étape, sans compter les absences des responsables, etc. Ce drame, dont la signification dépasse les circonstances locales, a rapidement pris une dimension nationale.

« Où est l’État ? »

« Cette catastrophe est le résultat de la marginalisation, du mépris des autorités et de leurs mensonges, s’est emporté Ali El Jed, de la section régionale de la Ligue tunisienne des droits de l’homme (LTDH) de Sidi Bouzid, au micro de Radio Mosaïque. Il y a zéro réalisation de l’État à Mezzouna, même l’hôpital ressemble à un dispensaire. Comme si Mezzouna ne faisait pas partie de la Tunisie ! »

Car tout autant que la vétusté du lycée, l’indigence des moyens sanitaires de proximité a contribué à aggraver la tragédie et alimente la colère. La localité ne dispose ni d’ambulance, ni de protection civile. Il a fallu attendre l’arrivée des secours de Regueb, distant de 30 Km, alors que les blessés gisaient sous les gravats. « J’ai vu mon frère mourir devant moi dans les couloirs de l’hôpital, sans soin, ni oxygène », se révolte le frère d’une des victimes, dévasté par la douleur.

« A l’hôpital, raconte la mère d’une autre victime, partagée entre chagrin et révolte, les gamins étaient jetés par terre, en train de saigner. Ça faisait mal à voir… A l’hôpital, il n’y a rien ! Même l’école primaire va s’écrouler sur les enfants. Nous n’avons pas d’eau courante, nous devons acheter des citernes à 30 dinars (8 euros), alors que nous sommes au centre ville. Pourquoi ce pays est-il en ruines ! Où est l’État ? Qu’a fait l’État pour nous ? Pourquoi votons-nous ? Pourquoi élisons-nous des gens ? Pour qu’ils aient pitié de nous et changent notre situation. Mais nous vivons toujours comme au temps des Beys. Ici, à Mezzouna, nous n’avons rien vu de l’indépendance ! Nous n’avons jamais entendu parler de l’État. »

Réquisitoire

Le sens de ce réquisitoire est sans équivoque. Dans cette région d’où avait flambé la révolution en décembre 2010, les raisons de la colère qui avait emporté le régime de Ben Ali sont intactes, et la défiance à l’égard des autorités toujours aussi vive. Dix ans de transition démocratique n’y ont rien changé.

Ennahdha, qui a participé à quasiment tous les gouvernements de 2012 à 2021, et le Parti destourien libre, héritier du RCD, le parti du pouvoir jusqu’en 2011, ont attribué mardi, dans leurs communiqués respectifs, la responsabilité du drame à Kaïs Saïed, alors que la situation de la région est le produit des modalités de la formation de l’État tunisien depuis le XVIème siècle, fondée sur la captation des ressources du pays au profit des régions côtières. Une configuration que ni l’indépendance, ni la révolution ne sont parvenues à transformer et qui dépasse de loin les tentatives d’exploitation politicienne de la mort des trois lycéens.

La colère des habitants de Mezzouna se dirige plutôt contre l’administration et ses représentants. « On nous a dit “N’enterrez pas les enfants demain [conformément à la tradition islamique, ndlr], des autorités vont venir ”, a expliqué la mère d’une des victimes. Pourquoi vous venez ? Vous voulez me présenter vos condoléances ? Je ne veux qu’aucun responsable ne vienne me présenter ses condoléances. Mais je veux que ma voix arrive au Président. »

« Je lance un appel au président Kaïs Saïed : s’il vous plaît, nous avons perdu espoir dans les autorités, tournez-vous vers la délégation de Mezzouna qui croule sous les privations », déclarait de son côté le représentant régional de la LTDH.

Comme dans d’autres mobilisations sociales actuelles, Kaïs Saïed reste en effet perçu comme le recours face à une administration jugée indifférente, inefficace et corrompue. Les manifestants rassemblés à Mezzouna mardi après midi lançaient d’ailleurs « Le peuple veut le Président ! »

Mais pour le moment la seule manifestation de sollicitude de l’État a été l’envoi de renforts de deux dizaines de véhicules de la Garde nationale pour maintenir l’ordre, dans cette bourgade qui n’a même pas une ambulance.

« Un certain nombre de victimes »

Mais jusqu’à présent, Kaïs Saïed pas jugé utile de venir entendre ce que les habitants avaient lui à dire. Il s’est contenté de commenter sobrement l’événement lors d’une rencontre, mardi matin, avec la première Ministre Sarra Zaâfrani. « Le président a exprimé sa grande douleur suite au décès d’un certain nombre d’élèves à Mezzouna », rendait compte le communiqué de la présidence.

« Ce mur, comme d’autres, n’avait pas besoin d’experts ni de commissions mais uniquement d’être reconstruit », a-t-il estimé de manière sibylline : fallait-il passer outre les procédures ? « Le Président a donné ses instructions pour faire porter la responsabilité à tous ceux qui ont été négligents dans leur devoir, il a également incité à prévenir ce genre d’accidents douloureux à l’avenir et à accélérer les travaux de rénovation nécessaires dans tous les établissements scolaires qui en ont besoin. »

Pour se prémunir de tout futur désagrément, plusieurs directeurs d’établissement scolaire, appliquant la consigne à la lettre, ont pris l’initiative d’abattre des murs en péril dans la journée de mardi, sans s’embarrasser d’autorisation. Le directeur du lycée de Mezzouna, qui avait pourtant alerté l’administration, lui, a été placé en garde à vue mardi après midi, et une enquête a été ouverte pour homicide involontaire et blessures par négligence ou non-respect des règlements. Des centaines de manifestants réclamaient sa libération mardi après-midi.

« Révolution législative »

L’entrevue entre Kaïs Saïed et Sarra Zaâfrani était consacrée à ce que le Chef de l’État appelle la « révolution législative », c’est-à-dire la mise en œuvre de ce qu’il avait qualifié durant sa campagne électorale de 2019, « d’inversion de la pyramide du pouvoir ».

Lundi matin, au moment même où se produisait le drame de Mezzouna, un conseil des ministres était en effet consacré au lancement du plan de développement 2026-2030 fondé sur « le modèle ascendant de planification », « qui accorde une place centrale aux conseils locaux, régionaux et au Conseil national des régions et des districts » – les nouvelles institutions mises en place depuis 2022, censées « traduire la volonté du peuple pour de mettre fin à la marginalisation » et aux « disparités entre les régions, victimes de décennies d’exclusion ».

Or, dans la réalisation de cette ambition, Kaïs Saïed a exprimé à plusieurs reprises le sentiment de se heurter à des résistances au sein de l’administration. Il l’a laissé entendre encore mardi matin : « la révolution législative dans le cadre de la bataille de libération nationale ne peut atteindre ses objectifs qu’avec des responsables qui incarnent l’esprit de lutte, d’abnégation et de sacrifice », a-t-il lancé.

Il a d’ailleurs évoqué le 11 avril, la nécessité de recruter dans l’administration des « diplômés de l’enseignement supérieur […] capables d’assumer les responsabilités même s’ils ne disposent pas de l’expérience requise. La Tunisie a besoin, a-t-il ajouté, de personnes animées par un patriotisme inébranlable et non pas de personnes qui cherchent les privilèges et considèrent l’État et ses ressources comme un butin ».

Cette approche risque d’accroître le malaise et les tensions dans une fonction publique, certes notoirement gangrenée par le favoritisme et la corruption, entravée par des procédures archaïques, mais aussi malmenée par les chamboulements politiques de la dernière décennie et tétanisée par la peur de devoir assumer des responsabilités personnelles pour des dysfonctionnement structurels. De nouvelles procédures institutionnelles et une administration mise sous tension parviendront-elles à restaurer la confiance dans l’État et à et résoudre la fracture territoriale tunisienne ?

Pendant ce temps, mardi en fin d’après midi, une autre tragédie est venue illustre l’abandon dans lequel vit l’arrière pays tunisien. A une centaine de kilomètres de Mezzouna, à Hassi el Ferid, près de Kasserine, un écolier de douze ans a trouvé la mort et deux autres ont été sérieusement blessés dans l’accident du pick up qui les emmène à l’école, faute d’un transport scolaire digne de ce nom.

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