Sénégal, la traque des biens mal acquis s’intensifie

Le Premier Ministre du Sénégal Ousmane Sonko (à gauche) et Le Président de la République du Sénégal Bassirou Diomaye Faye ( à droite) dans la cour du palais présidentiel du Sénégal. Photo Facebook Ousmane Sonko.

Le pool judiciaire et financier installé en septembre 2024 a déjà traité 87 dossiers, ordonné l’arrestation de 162 personnes et recouvré environ 2,5 milliards Fcfa (près de 3,75 millions d’euros). Sur un ton menaçant, le premier ministre Ousmane Sonko, a promis « la tolérance zéro » envers la délinquance en col blanc.

Par Ibrahima Dieng

L’assemblée nationale du Sénégal devrait statuer ce vendredi 25 janvier sur la levée de l’immunité parlementaire du député Farba Ngom, un proche de l’ancien président Macky Sall, à la demande du parquet financier qui enquête sur un réseau présumé de blanchissement de capitaux portant sur des transactions suspectes de plus de 125 milliards de FCFA. Depuis quelques temps, la machine est enclenchée pour la reddition des comptes ou la traque des biens mal acquis. Ces deux dernières semaines les choses se sont même accélérées. Cet exercice semble être devenu une priorité du tandem Diomaye Faye-Ousmane Sonko.

Comptes dans le rouge

Déjà dans son discours du 12 septembre dernier, le président de la République Bassirou Diomaye Faye promettait que toutes les responsabilités allaient être clairement situées. Il faisait ainsi allusion, à la gestion publique sous l’ancienne administration, qui selon lui, a été marquée par une légèreté inacceptable. Le Chef de l’État regrettait « une dérive incontrôlée de la masse salariale, une explosion de la dette et de ses intérêts, ainsi qu’une gestion des subventions totalement chaotique ». Poursuivant son discours, le président sénégalais s’offusquait des dérapages comme « des manipulations volontaires et cachées, entraînant une explosion incontrôlée de la dette ». Des pratiques, qui, à ses yeux, ont sapé la crédibilité et la santé financière du pays. Deux semaines après, le 27 septembre 2024, son premier ministre Ousmane Sonko abondait dans le même sens. Au cours d’une conférence de presse, il dévoilait les chiffres de l’audit des Finances publiques. Dans une colère à peine contenue, le PM sénégalais affirmait que le déficit budgétaire qui a été annoncé à une moyenne de 5,5% du Produit intérieur brut (PIB), sur la période 2019 / 2023, était en réalité de 10,4 % soit le double de ce qui a été annoncé. Pour ce qui est de la dette, le Gouvernement parle de 1892 milliards Fcfa empruntés mais introuvables sur les livrets et comptes publics. « Depuis le 24 mars 2024, avec l’élection du président Bassirou Diomaye Faye, nous sommes entrés désormais, dans l’ère de la tolérance zéro aussi bien pour la détection que pour la sanction des pratiques occultes, conformément à notre engagement en matière de reddition des comptes devant le peuple », a réitéré le premier ministre, en marge d’une cérémonie consacré aux administrateurs publics. 

 2,5 milliards Fcfa recouvrés

Parlant « des dégâts d’importantes ampleurs », le premier Ousmane Sonko avait promis l’enfer aux « pilleurs ». C’est ainsi que le pool judiciaire et financier (PJF) a été installé. Ce nouveau dispositif regroupe 27 spécialistes. Il s’agit de magistrats spécialisés, d’enquêteurs financiers ainsi que d’autres experts ayant pour mission de traiter les affaires complexes relatives à la criminalité financière. Le Pool se concentre sur les infractions graves telles que la corruption, le blanchiment d’argent, le détournement de fonds publics et d’autres crimes économiques majeurs. La création de ce Pool judiciaire financier a pour vocation de promouvoir la transparence et l’efficacité dans le traitement des dossiers économiques. Le pool judiciaire et financier vise également à accélérer le traitement des dossiers de corruption. Ainsi après trois mois d’activités, cette instance a livré ses premiers résultats le 15 janvier dernier. Selon le Procureur du PJF, Aliou Abdoulah Sylla, 87 dossiers aux juges. Ce qui a occasionné l’arrestation de 162 personnes et la saisie de 2,5 milliards de francs CFA. Pour le procureur, cela montre la pertinence de l’instance et marque un tournant dans la lutte contre la grande délinquance économique et financière au Sénégal. « Le parquet financier travaille notamment sur la base de dossiers transmis par d’autres organes de l’État et notamment le ministère des Finances, a souligné le Procureur. Loin des accusations de poursuites politiques formulées par certains détracteurs, la mission est guidée par une logique de transparence afin que le public soit informé, tout en respectant la présomption d’innocence et les droits de la défense ». 

D’anciens dignitaires dans le viseur

Au Sénégal, l’une des premières victimes de la reddition des comptes a été l’ancien ministre des Sports, Lat Diop. Il est en prison depuis mi-septembre. En tant qu’ancien directeur général de la Loterie nationale sénégalaise (Lonase), il est poursuivi pour corruption et détournement de deniers publics portant sur 5 milliards FCFA qu’il aurait reçus de la plateforme de paris sportifs 1xbet, partenaire de la Lonase. Après lui, un autre ponte de l’ancien régime, Momath Bâ a été arrêté le samedi 19 janvier 2025. Ancien directeur de l’Agence d’Aménagement et de Promotion des Sites Industriels (Aprosi) et cousin du défunt ministre des Finances et du Budget, Mamadou Moustapha Bâ, il est poursuivi pour complicité dans l’affaire du détournement de près de 700 millions par l’inspectrice du Trésor public Tabaski Ngom. Après son audition par le juge d’instruction, M. Bâ, actuellement maire de Nioro, dans le sud-ouest du Sénégal, a été placé sous contrôle judiciaire, en échange du paiement d’une caution de 90 millions de FCFA. Sur la sellette, le député Farba Ngom, devrait être fixé sur son sort ce vendredi. Membre du premier cercle de l’ancien président de la République Macky Sall, le député Ngom a été publiquement mis en garde par le premier ministre Ousmane Sonko en novembre 2024 lors de la campagne électorale pour les élections législatives. Il lui promettait réparation pour toutes les injustices et dérapages notés. Aujourd’hui, tout porte à croire que son arrestation est imminente. En effet, une commission ad hoc, installée par l’Assemblée nationale pour examiner la demande de levée de son immunité parlementaire, a recommandé à la plénière du parlement de réserver une suite favorable à la requête. Outre les charges de blanchiment d’argent à hauteur de près de 125 milliards de francs CFA, le député Farba Ngom est également cité dans des litiges fonciers actuellement en instruction. 

L’opposition vent debout

Si du côté du Gouvernement, on parle de reddition des comptes ou de traque des bien mal acquis, l’opposition de son côté, dénonce une « chasse aux sorcières ». Ainsi, elle a décidé d’engager la résistance. Elle a commis six avocats du barreau du Sénégal,  El Hadji Amadou Sall, El Hadji Diouf, Oumar Youm, Antoine Mbengue, tous anciens ministres, ainsi que Mes Ousmane Thiam et Adama Fall pour assister le député incriminé. Cette équipe prépare la défense de Farba Ngom après la décision du ministre de la Justice de saisir l’Assemblée nationale pour demander la levée de son immunité parlementaire. Devant cette situation, l’ancien ministre Mansour Faye par ailleurs, frère de l’ancienne première Dame, Marième Faye Sall estime que les tenants du pouvoir ont envie de peupler les prisons. « J’ai peur ! Pas pour moi parce que je ne connais pas la peur, mais j’ai peur pour mon pays. Il apparaît clairement que ce régime et ses sbires ont prévu de surpeupler davantage les prisons », a écrit Mansour Faye sur Facebook. La présidente du Groupe parlementaire de l’opposition, Aissata Tall Sall assimile la situation à une parodie. « Le dossier d’accusation de Farba Ngom repose uniquement sur quatre lettres de transmission du parquet. J’ai décidé de ne pas m’associer à cette parodie de commission Ad hoc », dit elle pour justifier son boycott. D’anciens ministres, d’anciens directeurs généraux, d’anciens hauts fonctionnaires répondant de leur gestion devant la justice, le fait est totalement inédit dans le pays.

Rien donc de surprenant à voir l’actualité du Pool judiciaire et financier agiter la scène médiatique sénégalaise et enflammer les réseaux sociaux. L’atmosphère actuel rappelle à bien des égards les premiers mois de l’ancien président de la République Macky Sall, dans le cadre de la traque des biens surtout avec le dossier Karim Wade, fils du troisième président de la République du Sénégal, Abdoulaye Wade.