Répression Egypte (volet 2), les disparitions forcées imposent la terreur

Depuis le coup d’Etat du Conseil suprême des forces armées qui a porté au pouvoir en 2013 le maréchal Abdelfatah Al-Sissi, les Egyptiens ont été plongés dans le cauchemar des disparitions forcées dont a été victime, comme nous l’avons vu dans le premier volet de notre enquète, le fils de l’avocat Ibrahim Matwally. Ce dernier se trouve placé en détention et torturé pour avoir dénoncé ces pratiques.

Dans le deuxième papier de notre série signée par Rabha ATTAF, journaliste et auteure de « Place Tahrir, une révolution inachevée », Mondafrique revient sur la mobilisation qui a eu lieu sur les disparitions forcées lors de la visite du président François Hollande. 

Forte de mon expérience d’accompagnement de la Coordination Nationale des Familles de Disparius d’Algérie présidée par Farida Ouaghlissi, j’étais venue au Caire, le 9 janvier 2016, pour effectuer une mission de six mois pour La Fondation Al-Karama, une organisation suisse de défense des droits humains dans le monde arabe basée à Genève. Il s’agissait de  former les familles de disparus, par le biais d’ateliers organisés conjointement avec La Commission Egyptienne pour les droits et les libertés, au recensement et à la communication des cas au groupe de travail de l’Onu afin que des recherches soient diligentées et les autorités égyptiennes questionnées ; mais aussi de les « armer » moralement pour qu’elles continuent à réclamer les leurs années après années.

Il y avait urgence. Le 22 décembre 2015, Al Nadeem Center, une organisation de défense des droits humains  spécialisée sur la torture (qu’on ne peut qualifier ni d’islamiste ni proche des frères musulmans) avait publié un rapport dénombrant 430 cas de disparitions forcées entre août et novembre de la même année, soit trois disparitions forcées par jour. L’Union des familles de disparus, quant à elle, disposait de registres faisant état de 108 disparitions depuis sa fondation en 2013. Nous avions constatés une accélération des enlèvements…

La visite de Hollande, l’occasion attendue

Le 12 avril 2016, l’Union égyptienne des familles de disparus (UEFD) avait décidé de frapper un grand coup. La visite d’Etat du président français François Hollande avait été annoncée pour le 17 avril. Il n’était pas question de laisser passer cette occasion de rendre public le drame des disparitions forcées. Maître Ibrahim Matwally, président et membre fondateur de l’UEFD, était sur le pied de guerre. Sur le trottoir situé en face de l’ambassade de France, une dizaine de militant(e)s déployaient des banderoles et brandissaient les portraits des membres de leurs familles enlevés par des agents d’Amn addaoula, la redoutable police politique. 

La veille, nous avions méticuleusement rédigé une lettre au président français, François Hollande, y compris l’auteure de cet article, afin qu’il n’oublie pas de soulever la question des droits humains lors des discussions avec le maréchal-président Abdelfattah Al-Sissi. Compte tenu des relations privilégiées entre la France et l’Egypte, les familles de disparus pensaient naïvement que François Hollande pourrait influencer son homologue égyptien.

Lettre à François Hollande 12 avril 2016

Une fois les journalistes arrivés, Me Ibrahim Matwally a sorti  de sa sacoche un discours qu’il a déclamé devant la presse. Puis il s’est rendu à l’accueil de l’ambassade, accompagné  de Hanan et Ibtissem (2), pour déposer la lettre devant les caméras d’ « Envoyé spécial » dont une équipe légère était venu discrètement au Caire pour réaliser une émission sur ce sujet. Très impressionné par cette démarche, Ibrahim a demandé dans la foulée à être reçu par l’ambassadeur de France. Mais il s’est heurté à un refus, ce qui l’a mis en colère. Pour le calmer, j’ai dû lui expliquer que l’essentiel était que nous avions été filmés et qu’en terme de communication, nous avions jeté un pavé dans la marre des relations franco-égyptienne. En somme, un bon coup médiatique !

La pratique de « la feuille blanche »

Désormais, la question des disparus ne pouvait pas passer à la trappe, contrairement à ce qui avait été prévu par les autorités françaises. Des confrères ayant assisté à la conférence de presse de briefing donnée à l’ambassade avant la venue de François Hollande m’avaient en effet informé du fait que l’ambassadeur leur avait demandé de ne pas poser de questions sur les droits humains durant la conférence de presse donnée conjointement par Hollande et Al-Sissi. Motif invoqué : cela risquerait de compromettre les démarches officieuses pour faire libérer des personnes détenues dont les noms avaient été transmis au président français par Amnesty France et la FIDH.

Cette pratique, appelée « feuille blanche » est usuelle à chaque visite présidentielle. Cependant, lors de la conférence de presse qui a clôturé la visite de Hollande, un journaliste délégué par ses confrères a toutefois posé la question qui fâche, ce qui a eu pour effet de jeter un froid. L’honneur de la presse française était sauf.

Mais à l’heure où les relations commerciales entre la France et l’Egypte sont au beau fixe, avec notamment la signature de contrats de livraison d’avions Rafales et de matériaux militaires, les droits humains sont passés au second plan, ou plutôt sous le tapis. Comment donc expliquer aux familles de disparus présentes devant l’ambassade de France que le « pays des droits de l’homme » a trahi ses idéaux? Comment dire à Ibrahim et son épouse Najat dont le fils a disparu depuis août 2014 -ainsi qu’à  Hanan et Ibtisem dont les maris sont détenus au secret après avoir été enlevés à leur domicile et torturés- que les présidents français successifs ferment délibérément les yeux sur la question des droits humains pour préserver les intérêts économiques de l’industrie de l’armement française ?

Ma préoccupation aura été de faire en sorte que l’activité de l’UEFD se poursuive dans la durée. La « disparition forcée » est en effet une arme destinée à tétaniser la société toute entière afin que chacun reste à sa place et ne relève plus la tête.

Les noms ont été changés pour des raison de sécurité

Le crime de disparition forcée imprescriptible

Ce crime est considéré comme l’une des violations les plus graves des droits humains et peut constituer un crime contre l’humanité lorsqu’il est pratiqué de manière systématique. La disparition forcée est définie à l’article 2 de la Convention internationale pour la protection des personnes contre les disparitions forcées comme étant « […] l’arrestation, la détention, l’enlèvement ou toute autre forme de privation de liberté par des agents de l’État ou par des personnes ou des groupes de personnes qui agissent avec l’autorisation, l’appui ou l’acquiescement de l’État, suivi du déni de la reconnaissance de la privation de liberté ou de la dissimulation du sort réservé à la personne disparue ou du lieu où elle se trouve, la soustrayant à la protection de la loi. » C’est un crime imprescriptible.

Répression Égypte (1), la mort lente d’Ibrahim Matwally, l’avocat des disparus