Objet d’une attention internationale croissante, le pouvoir tunisien a-t-il lâché du lest dans sa campagne de répression contre les « corrompus » et les « comploteurs » ? Rien n’est moins sûr.
Selim Jaziri
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Il est sans doute beaucoup trop tôt pour parler d’un tournant dans la campagne répressive déclenchée par le pouvoir depuis la vague d’arrestations d’opposants à Kaïs Saïed en février 2023, mais la Justice à rendu ces derniers jours des décisions inattendues. La Chambre d’accusation du tribunal de Tunis a prononcé la remise en liberté de Sihem Ben Sedrine, l’ancienne présidente de l’Instance Vérité et Dignité (IVD), le 19 février, et du journaliste, Mohamed Boughalleb, le lendemain.
Le 20 février, la chambre spécialisée dans les affaires de corruption financière de la Cour d’appel de Tunis a également décidé la libération de l’ancien ministre de l’Environnement et des Affaires locales du gouvernement de Youssef Chahed, Riadh Mouakher et de son co-accusé, un cadre de la protection civile, détaché auprès du Ministère de l’Environnement.
Sihem Ben Sedrine, cible d’inimitiés
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Sihem Ben Sedrine avait entamé une grève de la faim depuis le 14 janvier. « Je ne supporterai pas davantage l’injustice qui me frappe. La justice ne peut être fondée sur les mensonges et les calomnies, mais sur des éléments de preuve concrets et tangibles. En conséquence, je suis décidée à m’extraire, quoiqu’il m’en coûte, de ce trou noir où l’on m’a arbitrairement jetée », avait-elle déclaré pour expliquer sa gréve. Hospitalisée dans un état critique et placée en soins intensifs le 25 janvier, elle avait suspendu son action le 30 janvier.
Placée en détention depuis le 1er aout 2024, l’ancienne présidente de l’IVD était poursuivie depuis février 2021 pour avoir, selon ses accusateurs – une de ses anciennes collaboratrices et l’ancien ministre des Domaines de l’État, Mabrouk Korchid – reçu des pots de vin pour falsifier le rapport final de l’Instance afin d’y inclure l’affaire de la Banque franco-tunisienne (BFT). Dans ce litige qui remonte aux années 1980, opposant l’État tunisien au groupe d’investissement Arab Business Consortium International, une commission d’arbitrage international avait condamné, en 2017, l’État tunisien à payer un milliard de dollars de dédommagement.
Sihem Ben Sedrine s’est expliquée sur la différence entre la version provisoire remise au Président Béji Caïd Essebsi le 31 décembre 2018 et la version définitive publiée au Journal officiel le 20 juin 2024, ainsi que sur l’impossibilité d’un lien de causalité entre une décision d’arbitrage rendue 2017 et la publication du rapport de l’IVD en 2019.
La conjonction des inimitiés qu’elle avait suscitées du temps de sa présidence de l’IVD dans l’entourage de Béji Caïd Essebsi et dans une partie d’Ennahdha, et de l’irritation provoquées par ses critiques à l’encontre de Kaïs Saïed sont donc probablement à l’origine de ses déboires judiciaires. Elle reste en attente de son procès et interdite de voyage.
Mohamed Boughalleb, une « grande gueule »
Mohamed Boughalleb de son côté avait été arrêté le 22 mars 2024 et condamné le 17 avril à six mois de prison ferme, portés à huit mois en appel le 28 juin, suite à une plainte pour diffamation déposée par une haute fonctionnaire du Ministère des Affaires religieuses. Cette condamnation faisait suite à une publication sur ses réseaux sociaux et à des propos tenus en direct à la radio dans lesquels il s’interrogeait sur les déplacements à l’étranger de cette responsable en compagnie du ministre. Il était également maintenu en détention pour une autre affaire, suite à la plainte d’une professeure, sur la base d’une capture d’écran dont l’authenticité n’a pu être établie, en vertu de l’article 24 du décret-loi 54 relatif à la criminalité en ligne. « Grande gueule » bien connue des médias tunisiens, il pourrait donc, bien, lui aussi avoir fait les frais de ses critiques politiques.
Mal traité pour son diabète, sa vue s’est gravement détériorée durant sa détention. Le 17 janvier, son frère, avocat, avait remis à la présidence de la République, en tant que chef du Parquet, une demande de libération pour raison de santé. Mais le 11 février, la Cour de Cassation avait refusé sa remise en liberté.
Des décision surprenantes
La décision rendue par la Justice dans ces deux affaires n’en est donc que plus surprenante. « En 18 ans de carrière j’ai rarement entendu l’expression “le Parquet délègue la décision sur la demande de libération à la chambre d’accusation” », s’est étonné Bassem Trifi, avocat et président la Ligue Tunisienne des droits de l’homme (LTDH). Il semblerait donc que le Parquet, sous l’autorité du pouvoir exécutif, ait rendu la main aux juges, sans doute pour ne pas avoir à assumer cette relative mesure de clémence.
La cas de Riadh Mouakher est différent. L’ancien ministre avait été condamné à trois ans de prison le 28 novembre dans une affaire de marché public pour l’acquisition de véhicules pour le ministère qui auraient été achetés au-dessus de leur valeur. Ses avocats avaient demandé sa libération provisoire dans l’attente de son procès en appel prévu le 8 mai. Une demande refusée dans la plupart des cas.
Même si le lien avec ces libérations est incertain, le 13 février, les charges de complot contre la sécurité nationale et de blanchiment d’argent retenues contre d’anciens salariés de Tunisie-Terre d’Asile, Cherifa Riahi, Iyadh Bousselmi et Mohamed Jouou, arrêtés en mai 2024 dans le cadre d’une campagne contre l’immigration illégale de Subsahariens, ont été abandonnées à l’issue de l’instruction. Seule demeure l’accusation d’aide à des étrangers en situation irrégulière, pour lesquelles les peines encourues sont nettement plus légères et qui ne relèvent plus des procédures antiterroristes.
La Tunisie, objet de l’attention internationale
En l’absence de déclaration politique, on ne peut que spéculer sur la signification des ces décisions, mais il est difficile de ne pas faire le lien avec la pression internationale qui s’exerce de manière plus de plus en plus voyante sur la Tunisie. Le 18 février, le porte-parole du Haut-Commissariat des Nations Unies aux droits de l’homme, Thameen Al-Kheetan, avait appelé les autorités tunisiennes à « mettre fin à la vague d’arrestations, de détentions arbitraires et d’emprisonnement de dizaines de défenseurs des droits humains, d’avocats, de journalistes, de militants et de personnalités politiques. Nombre d’entre eux sont en détention provisoire et font l’objet d’accusations vagues et larges après avoir vraisemblablement exercé leurs droits et leurs libertés ». Tandis que le Haut-Commissaire des Nations Unies aux droits de l’homme, Volker Türk, avait explicitement demandé « la libération immédiate, pour des raisons humanitaires, de celles et ceux qui sont d’un âge avancé et qui souffrent de problèmes de santé. »
En parallèle de la session du Conseil des droits de l’homme qui se tient à Genève jusqu’au 4 avril, les organisations de droits de l’homme présentes en Tunisie prévoient de consacrer une conférence à « L’instrumentalisation de la justice criminelle dans un contexte de crise de l’indépendance judiciaire en Tunisie ».
Dans un autre registre, les déclarations du député américain républicain, Joe Wilson, sur les réseaux sociaux, citant la Tunisie parmi les « marionnettes de l’Iran » avec lesquels les États-Unis veulent en finir ne sont pas passées inaperçues. Ses déclarations ne peuvent qu’attirer l’attention de l’administration américaine alors qu’elle réévalue l’ensemble de ses aides financières internationales.
« Nous ne nous sommes pas agenouillés »
En réaction aux récentes libérations, les partisans de Kaïs Saïed l’ont accusé d’avoir cédé aux pressions étrangères et de trahir ainsi sa promesse de lutter contre les corrompus et de rétablir la souveraineté. L’idée que Kaïs Saïed doit être soutenu parce que « il nettoie le pays », a encore de nombreux soutiens. Mais la focalisation de l’opinion sur des personnalités accusées souvent sans fondement montre qu’en réalité, le Chef de l’État n’est pas parvenu à proposer une lecture politique des raisons de l’échec de la transition.
Préposé à la propagande du régime sur les plateaux télé et les réseaux sociaux, Riadh Jrad a invoqué des raisons humanitaires mais assure que « nous ne nous sommes pas soumis ni agenouillés. Ainsi, dire que la libération de Sihem Ben Sedrine est le résultat d’une pression extérieure est une pure absurdité dont le but est de mettre en doute l’adhésion du président Kaïs Saïed à la souveraineté nationale et l’indépendance de notre décision. Je comprends l’état de mécontentement, de perplexité et de doute qui s’est installé dans l’âme des Tunisiens [mais] la libération provisoire de Sihem Ben Sedrine et des autres ne signifie pas leur innocence. […]. La flexibilité dans le mouvement ne signifie parfois pas concession ou retour en arrière, comme certains l’imaginent ».
De fait, pour le moment, rien n’indique que ces décisions annoncent un changement significatif. Comme l’a rappelé Mohamed Boughalleb le soir même sa sortie de prison : « il y a beaucoup de gens emprisonnés injustement. Je ne peux pas ne pas citer Sonia Dahmani, Borhen Bsaies et Mourad Zeghidi [trois chroniqueurs politiques condamnés en juin dernier, ndlr] et tout prisonnier qui a été emprisonné pour une opinion ou une position politique, quelle que soit l’accusation pour laquelle il a été emprisonné ». Selon la LTDH, il y aurait actuellement quelque quatre cents personnes détenues dans les prisons tunisiennes en vertu de l’article 24 du décret 54. La plupart des responsables d’associations de soutien aux migrants restent poursuivis pour blanchiment d’argent et le 4 mars, doit s’ouvrir le procès d’une cinquantaine d’opposants pour complot contre l’État.