Les roquettes du Hezbollah sur le nord d’Israël, le harcèlement des Houthis contre les bateaux en mer Rouge, le soutien logistique au Hamas de Gaza, les attaques contre les bases américaines: derrière toutes ces actions, les États dénoncent la main de Téhéran. De fait, depuis 45 ans, la République islamique d’Iran n’a cessé d’étendre son influence dans la région.
Une enquête de nos partenaires du site « Ici Beyrouth »
Le point de départ est une révolution religieuse sans précédent, portée par l’ayatollah Khomeini en 1979. Auréolé par la mystique des chiites duodécimains, Khomeini a imposé la suprématie du Guide religieux et défini comme objectifs fondamentaux de l’État clérical « l’expansion de la souveraineté divine dans le monde, la défense des opprimés et l’unité du monde islamique ». « La révolution en Iran n’avait pas pour but le renversement du régime monarchique, mais bien de poser les fondements d’une république d’inspiration divine ».
Dans un discours prononcé peu après son retour triomphal à Téhéran le 1ᵉʳ février 1979, l’ayatollah Rouhollah Khomeini ne cache pas ses intentions. Il est bien déterminé à transformer l’Iran en République islamique, projet qu’il a mûri pendant ses quinze années d’exil. Il sera concrétisé deux mois plus tard, après que ses séides auront fait main basse sur le pays et réduit au silence tous les opposants à la théocratie en marche.
Le visage sombre et la voix sourde, le religieux de 77 ans est tout le contraire d’un tribun fougueux. Seul son regard, dur et impitoyable, trahit un feu intérieur, une implacable volonté de revanche. Pour s’être opposé au Shah depuis les années 60, il jouit d’un immense prestige auprès du bas-clergé et des classes populaires pieuses. Il est arrivé appuyé par un groupe d’intellectuels religieux qui ont préparé son avènement et qui vont l’aider à réaliser sa stratégie de conquête.
Déjà, deux mois avant son retour, des milliers d’Iraniens, criant Allah Akbar! de maison en maison, affirmaient avoir vu le visage de l’ayatollah apparaître sur la lune! Par une habile récupération de cette fable, les mollahs avaient célébré l’événement dans les mosquées, clamant dans une formule hardie que « lorsque le soleil se lèverait à l’ouest, le Mahdi reviendrait »(sic). Or, Khomeini, dont le visage se reflétait sur la lune comme le soleil, se trouvait à l’ouest, en France, à Neauphle-le-Château…
Sans doute faut-il chercher dans l’inconscient collectif des Persans la source de cette vénération mystique. La figure de Khomeini fait écho au mythe duodécimain de l’imam caché. Le chiisme duodécimain, ou imamat, dont les Iraniens sont les adeptes les plus nombreux, est né du conflit qui opposa entre eux les successeurs du prophète Mohammed. Les chiites reconnaissent Ali, le gendre de Mohammad, et ses onze descendants comme les seuls véritables guides spirituels des musulmans. Le douzième imam, Mohammad, mystérieusement disparu aux yeux des vivants à l’âge de 5 ans, est considéré comme le Mahdi, le seigneur du temps, le sauveur qui réapparaîtra à la fin de sa grande occultation pour apporter la révélation du vrai Coran, le gouvernement parfait et la justice universelle.
S’il n’est pas le Mahdi, Khomeini en est le puissant vicaire. Dès son retour, il est paré du titre d’imam et d’une impressionnante collection d’épithètes: « Le Guide suprême des musulmans », « le régent de l’imam caché », « le glorieux défenseur de la foi », « le vengeur », « le briseur d’idoles », « celui qui écrase Satan », « le seul espoir des opprimés ».
« Culte du martyre »
Aux yeux de ses adeptes, la gloire de Khomeini tient aussi à ses longues années d’exil qui ont fait de lui « un persécuté », « un martyr ». Son image se confond alors avec celle du prince des martyrs, Hussein, le troisième imam tué et décapité par ses opposants à la bataille de Kerbala, en 680, événement qui fut à l’origine de la scission entre chiites et sunnites. Les descendants d’Ali ayant tous connu une fin tragique, le culte du martyre est profondément ancré dans la pensée religieuse chiite. L’un des théoriciens de la République islamique et proche conseiller de Khomeini, Morteza Motahari, prônait que « l’islam n’est pas le christianisme, c’est la religion de l’agitation, de la révolution, du sang et du martyre ».
Le symbole le plus éloquent de cette mystique chiite du martyre se trouve au grand cimetière sud de Téhéran. Une fontaine de 5 mètres de haut d’où s’écoule un liquide rouge sang, devant laquelle les pèlerins sont invités à se recueillir. Selon Khomeini, ce monument exprime « l’essence même du message de l’islam ».
Mais le principe du martyre atteindra des sommets lors de la guerre avec l’Irak, de 1980 à 1988. Le Parti d’Allah mobilisera alors des milliers d’adolescents sur le front, avec ce slogan cynique: « Offrez un de vos enfants à l’imam! ». Appel auquel répondront plus d’un million de familles fanatisées. Les enfants à qui on remettra une kalachnikov et une clé du Paradis en plastique à porter autour du cou prêteront serment: « … Au nom d’Allah le vengeur, je jure sur le Livre saint de remplir mon devoir sacré d’enfant de l’imam et de soldat de l’islam dans notre guerre sainte pour rendre à ce monde la lumière de la justice divine ».
Un certain nombre de ces enfants, ceints du bandeau rouge de candidat au martyre, seront envoyés se faire sauter sur les champs de mines pour faciliter la progression des troupes.
Lorsqu’il aura assis son pouvoir, le « glorieux défenseur de la foi » n’apparaîtra plus que juché sur un balcon, enveloppé d’un astucieux jeu de lumière qui lui confère une apparence sacrée. On accourra de tous les coins du monde islamique pour apercevoir le saint homme dans son sanctuaire de Niavaran et écouter sa parole miraculeuse. Pour les fidèles assis sur le sol en contrebas, il est bien le représentant de Dieu, l’infaillible porteur d’un message messianique à l’adresse du monde musulman dans son ensemble. N’a-t-il pas déclaré que le 1ᵉʳ avril 1979, date de la création officielle de la République islamique, est « l’aube du premier jour du gouvernement d’Allah qui aura vu l’effondrement du faux dieu et de la domination satanique, et leur substitution par le gouvernement des déshérités »?
« Un roi philosophe »
Pour ceux qu’intéressent les leçons de l’Histoire (dont jamais personne ne tire profit!), il est bon de rappeler que, dans les premiers temps de la révolution, rares sont ceux, hors de l’Iran, qui perçoivent le dessein universaliste de Khomeini. Frappés de myopie, comme souvent lorsqu’il s’agit de l’Orient compliqué, quelques intellectuels européens ayant pignon sur rue, en particulier Jean-Paul Sartre et Michel Foucault, ne cachent pas leur sympathie pour la révolution religieuse dans laquelle ils voient une « explosion spontanée d’énergie spirituelle », « un retour de la foi dans la vie politique ». Depuis longtemps, ils ont fait du régime autocratique du Shah, certes non exempt de défauts et d’erreurs, leur cible privilégiée, et le fait que l’ayatollah soit parvenu à abattre la dictature des Pahlavi assujettie aux Américains suffit à leur bonheur. Fascinés par le vieil homme qui prêche d’une voix tranquille, tête baissée, sous son pommier de Neauphle-le-Château, certains n’hésitent pas alors à le décrire comme un « saint du XXe siècle », comme « le Ghandi de l’islam »! Jusqu’à la CIA qui, dans un rapport cité par Time Magazine, le 10 février 79, signale que « Khomeini est une sorte de roi philosophe, un moraliste idéaliste dans la tradition platonicienne, qui entend mettre fin à la corruption, puis se retirer dans son école de la ville sainte de Qom ». Mieux: lorsque les officiers supérieurs de l’armée impériale, fidèles au Shah, ont voulu s’opposer à la prise du pouvoir par Khomeini, le général américain Huyser est venu négocier en secret leur neutralité, au prétexte « qu’un régime islamique en Iran serait le meilleur rempart contre l’influence soviétique dans la région ». Une erreur majeure que les Américains reproduiront en Afghanistan en soutenant Oussam Ben Laden et les Talibans contre l’invasion russe.
Pourtant, comme dans Mein Kampf, tout était écrit. Et Khomeini n’est pas Ghandi. Il aurait suffi de lire les textes les plus anciens de l’ayatollah et d’écouter les cassettes que ses partisans diffusaient par centaines pour connaître son projet d’état religieux et décrypter sa rhétorique émaillée d’anathèmes de toutes sortes, en particulier « contre les juifs et les adorateurs de la croix qui ont scellé un pacte secret afin d’humilier, puis d’éradiquer l’islam de l’Iran ».
Timide opposition et répression
Les premières semaines de son retour à Téhéran ne sont toutefois pas sans danger pour le représentant d’Allah qui ne dispose pas encore des organes nécessaires pour assurer son pouvoir. Il installe un gouvernement provisoire, mais des tensions opposent de multiples factions. L’anarchie menace. Le haut-clergé lui-même est divisé. Découvrant les intentions réelles de Khomeini, de grands ayatollahs respectés, comme Taleghani et Chariat-Madari, font de la résistance, conformément à l’ancienne tradition chiite qui s’oppose à l’intervention des religieux dans les affaires de l’État. Pour les tenants du dogme, si le chiisme est une religion de contestation, il ne peut y avoir pour autant d’islam politique et ce serait même une profonde contradiction que de vouloir lier les termes « république » et « islamique ». Mais ces opposants seront progressivement réduits au silence. Tout comme les partis politiques existants qui, des nationalistes laïcs à la gauche, s’ils ont pris acte avec résignation de l’irrésistible révolution khomeiniste, espèrent encore pouvoir instaurer un État libéral progressiste, fût-il de couleur « islamique », et imaginent renvoyer très vite l’ayatollah à ses chères études.
Ce n’est bien entendu pas l’intention de Khomeini qui ne prononce jamais le mot « liberté » et pour qui la démocratie est « un système corrompu propagé par l’Occident impie ». Que des individus issus de la société civile se fassent élire pour légiférer hors de la loi divine est une hérésie. À l’adresse des libéraux qui composent le gouvernement provisoire, il proclame: « Abandonnez vos idéologies pour rejoindre l’islam! » Et à ses ouailles, il prêche: « N’écoutez pas ceux qui parlent de démocratie. Ils sont contre l’islam. Cassez les plumes empoisonnées de tous ceux qui parlent de nationalisme, de démocratie et de tant d’autres choses… ». Et, plus menaçant: « Je frapperai l’actuel gouvernement à la figure. Je ferai passer tous ces gens en justice devant les tribunaux que je formerai! ».
Et il va frapper. Dès le mois de mars 1979, le message religieux se prolonge dans l’action politique autoritaire, et c’est dans ce glissement que réside la particularité du régime clérical iranien. Les partisans de l’Imam entreprennent de neutraliser tous ceux qui résistent à l’emprise du clergé sur les rouages de l’État. Posant les prémices d’un État totalitaire, les militants du Parti d’Allah occupent désormais le pavé, usant de couteaux, de matraques et de cocktails Molotov contre les réfractaires. On assassine des opposants politiques, on incendie des journaux, on pourchasse les femmes qui refusent le voile. Des Comités islamiques font la loi dans les quartiers. Pour asseoir le nouveau pouvoir, Khomeini crée la milice des Gardiens de la révolution. Tout à la fois police et armée parallèles, les pasdarans deviennent le bras armé de l’arbitraire religieux dans tous les domaines de la société iranienne, puis, à l’extérieur, ils seront le fer de lance de la politique étrangère des mollahs.
Au cours de l’été 1979, les tribunaux islamiques sont chargés d’éliminer tous ceux que l’on soupçonne d’être partisans du « système des infidèles ». Des juges expéditifs prononcent 12.000 exécutions et font emprisonner 100.000 opposants, tandis que trois millions d’Iraniens choisissent l’exil. L’impitoyable procureur Ladjevardi déclare: « Certains nous appellent terroristes islamiques. Mais nous ne faisons qu’obéir aux ordres d’Allah. C’est pour lui que nous tuons. C’est pour lui que nous terrorisons les infidèles et les hypocrites. Nous ne sommes que des instruments de la volonté divine. C’est Allah lui-même qui a décidé de nettoyer ce monde avant qu’il ne soit trop tard! »
Enfin, concoctée en grand secret, la nouvelle Constitution promulguée en décembre 1979 est fondée sur le principe du Wilayat al-Faqih, l’autorité du jurisconsulte religieux. Devenu le Guide suprême à vie, Khomeini, ainsi que ses futurs successeurs, et eux seuls, peuvent désormais valider toute décision à caractère religieux, politique, social ou militaire, en veillant à ce que rien ne déroge aux principes de l’islam. Dans son préambule, la Constitution de la République islamique expose « qu’au cours de son accomplissement révolutionnaire, notre nation s’est purifiée des poussières et des moisissures impies. Elle s’est lavée des métissages idéologiques avec l’étranger. Elle est revenue à des positions doctrinales et à des conceptions du monde authentiquement islamiques ».
On comprend dès lors le sens des défis que Téhéran n’a cessé de lancer depuis plus de quatre décennies. En effet, le triomphe de l’islam dans un seul pays n’a pas de sens aux yeux du Guide. Récusant le concept de nationalisme « qui détruit le fondement du message des prophètes », il considère l’Iran comme « une partie libérée du territoire de l’islam ».