Du Golfe au Levant, le monde sunnite vacille entre autoritarismes épuisés, illusions technocratiques et désillusions populaires. Tandis que la Syrie stagne dans la fragmentation post-dictatoriale, le Liban tente, à contre-courant, une refondation républicaine fondée sur le droit, la méthode et la sobriété politique.
Une enquète de la rédaction de Mondafrique
La plupart des pays du Proche-Orient et de l’Asie centrale sont de rite sunnite, avec parfois quelques petites communautés chiites. Cinq pays arabes ont une partie importante de leur population qui se rattache au rite chiite: l’Irak, le Bahreïn, le Liban, Oman, le Yémen et la Syrie.
Le monde sunnite en panne de modèle et de leadership
Le monde sunnite traverse une crise silencieuse mais profonde. Longtemps dominé par de grandes puissances régionales aux récits bien établis — monarchie théocratique en Arabie saoudite, islamisme électoral en Turquie, nationalisme militaire en Égypte — il se trouve aujourd’hui orphelin de toute vision collective. Les discours fondateurs se sont effondrés, les coalitions se sont disloquées, et les peuples, désabusés, oscillent entre émigration, révolte épisodique ou repli religieux. Le tumulte des années 2010 — printemps arabes, guerres civiles, interventions étrangères — a laissé place à un silence oppressant, celui d’un monde dirigé par des régimes autoritaires fragiles, usés ou en surrégime.
L’exception libanaise dans un monde figé

Les élites dirigeantes, confrontées à des urgences économiques, sociales et sécuritaires, ont largement misé sur la centralisation absolue du pouvoir, le recours à la répression, et la séduction par le prestige technologique ou architectural. Mais cette logique d’apparence masque un vide de sens. Le monde sunnite, du Golfe au Levant, peine à se penser comme un espace politique cohérent. Les États n’interagissent plus que dans une logique de méfiance mutuelle, de compétition régionale, d’alliances opportunistes.
Plus grave encore, aucune alternative institutionnelle sérieuse ne semble émerger pour répondre aux défis structurels : jeunesse marginalisée, économie dépendante des rentes, effondrement des systèmes éducatifs et sanitaires, polarisation religieuse exacerbée.
Dans ce paysage décomposé, un cas fait exception, le Liban, où une nouvelle configuration institutionnelle — articulée autour du président Joseph Aoun et du Premier ministre Nawaf Salam — esquisse une voie de reconstruction souverainiste et républicaine. Ces deux trajectoires, opposées mais révélatrices, pourraient à terme reconfigurer le champ politique régional.
Cet article propose une traversée critique du monde sunnite en crise, avant de s’attarder sur ces deux cas emblématiques que sont la Syrie et le Liban : l’un pour ce qu’il révèle d’un régime post-dictatorial sans direction, l’autre pour ce qu’il incarne comme possible sursaut politique dans un Proche-Orient saturé de renoncements.
L’Arabie saoudite : mégaprojet, microvision
Le royaume saoudien incarne à lui seul les paradoxes du monde sunnite contemporain. Sous l’impulsion de Mohammed ben Salmane (MBS), l’Arabie saoudite a opéré une transformation rapide et spectaculaire, à la croisée du capitalisme autoritaire, du culte de la personnalité et d’un techno-futurisme débridé. En quelques années, le jeune prince héritier a concentré l’ensemble des leviers de pouvoir, neutralisé ses rivaux internes et verrouillé tout espace de débat. Sa vision de la modernisation repose sur un postulat simple : un peuple obéissant, une élite réduite au silence, un État ultra-centralisé, et une vitrine internationale fondée sur l’événementiel grandiose et l’innovation hors-sol.
Le projet Neom, mégapole futuriste censée incarner la « nouvelle Arabie », incarne cette dérive. Conçue comme une ville intelligente, écologique et robotisée, elle est aussi un territoire arraché aux tribus, un désert transformé en laboratoire déshumanisé. Son ambition — créer ex nihilo un espace de vie de 500 milliards de dollars — en dit long sur la déconnexion entre la gouvernance saoudienne et les réalités sociales du royaume, où le chômage des jeunes, les inégalités de genre et la dépendance aux hydrocarbures restent endémiques.
L’équilibrisme économique
Sur le plan diplomatique, MBS adopte une posture d’équilibriste. Proche des États-Unis mais en froid avec l’administration Biden, il multiplie les gestes vers la Chine et la Russie. La réconciliation surprise avec l’Iran — scellée à Pékin — a stupéfié les observateurs : comment un prince ayant comparé l’Iran à Hitler peut-il désormais dialoguer avec ses dirigeants en invoquant la stabilité régionale ? La réponse tient dans une logique purement stratégique : sécuriser ses frontières, protéger ses infrastructures énergétiques des attaques houthies, et surtout garantir la stabilité de son propre pouvoir dans un Golfe en recomposition.
Les dépenses militaires saoudiennes, colossales, traduisent cette obsession sécuritaire. En moins de deux ans, Riyad a commandé plus de 350 avions, dont une majorité d’Airbus, tout en investissant dans des programmes de drones, de cybersécurité et de satellites. Ce réarmement massif est salué par les capitales occidentales, qui y voient une manne financière, quitte à sacrifier la question des droits humains sur l’autel de la Realpolitik.
Mais ce modèle d’État-mirage pose une question essentielle : que restera-t-il de cette modernisation si elle n’est pas accompagnée d’un processus de participation politique, d’institutionnalisation durable, d’appropriation populaire ? Le « néo-wahhabisme » d’apparat promu par MBS — tolérance culturelle mais zéro liberté politique — est un pari risqué : il peut séduire à court terme, mais pourrait bien, à moyen terme, provoquer une crise de légitimité interne. D’autant plus que la société saoudienne, sous ses dehors disciplinés, est traversée par des tensions silencieuses, que la brutalité du régime ne pourra éternellement contenir.
Turquie et Égypte : nationalismes fossilisés et autoritarismes symétriques
Si l’Arabie saoudite incarne le modèle d’un despotisme modernisateur fondé sur l’argent et l’image, la Turquie et l’Égypte illustrent quant à elles une forme d’autoritarisme plus classique, enraciné dans la mythologie nationale et la verticalité militaire. Mais derrière des façades opposées — islam politique d’un côté, laïcisme militaire de l’autre — ces deux États partagent des logiques de pouvoir similaires : personnalisation extrême, répression des contre-pouvoirs, instrumentalisation de la religion, et effondrement du débat public.
En Turquie, Recep Tayyip Erdogan règne depuis plus de deux décennies sur un pays profondément transformé. De leader islamo-conservateur élu à figure néo-sultanique, son évolution a suivi une pente autoritaire constante. Révisions constitutionnelles successives, purge massive de la fonction publique après le putsch avorté de 2016, mainmise sur les médias et la justice : le président turc a bâti un régime hyperprésidentialisé où toute dissidence est assimilée à une trahison. Son palais à Ankara, symbole d’un pouvoir monarchisé, traduit cette volonté de mise en scène permanente de l’autorité.
Le paradoxe turc tient dans la capacité d’Erdogan à conjuguer autoritarisme interne et ambition géopolitique. Il se rêve en arbitre des conflits du monde musulman, intervenant en Syrie, en Libye, dans le Caucase, tout en menant une politique active dans les Balkans et en Afrique. Cette hyperactivité diplomatique, nourrie d’un néo-ottomanisme assumé, masque toutefois une réalité intérieure préoccupante : inflation galopante, dévaluation de la livre turque, polarisation politique extrême, exode des élites.
En Égypte, Abdel Fattah al-Sissi incarne un autre visage du pouvoir autoritaire : celui du maréchal-président, issu de l’armée, arrivé au pouvoir par la force après l’éviction de Mohamed Morsi. Depuis 2013, l’Égypte vit sous un régime sécuritaire implacable : des dizaines de milliers de prisonniers politiques, une répression systématique des ONG, des médias sous contrôle total. Le discours du régime repose sur un double récit : sauver l’État de la menace islamiste, et restaurer la grandeur perdue de l’Égypte antique et nassérienne.
Mais derrière les slogans, le pays s’enfonce dans une crise économique grave. Les projets pharaoniques – comme la nouvelle capitale administrative dans le désert ou la mosquée géante de l’armée – sont financés par une dette croissante, tandis que l’inflation appauvrit les classes moyennes et que le FMI impose des mesures d’austérité. La population, privée d’espace de contestation, subit une double peine : l’absence de libertés et un appauvrissement structurel.
Dans ces deux pays, les élections sont devenues des rituels sans enjeu. Le Parlement est une chambre d’enregistrement, les partis d’opposition sont soit interdits, soit cooptés, soit neutralisés. L’État se confond avec le chef, et la nation avec sa survie politique. Cette confusion entre légitimité et pouvoir personnel empêche toute forme de régénération politique. L’avenir y est à la fois bouché et sous surveillance.
La Turquie et l’Égypte, autrefois moteurs du monde sunnite, sont devenues des puissances à la dérive, qui inspirent plus de crainte que d’adhésion. Elles illustrent l’impasse de l’autoritarisme néo-national, incapable de répondre aux aspirations d’émancipation, de justice sociale et de représentation politique qui animent encore les jeunesses arabes et musulmanes. Leur paralysie institutionnelle est à l’image du système qu’elles incarnent : centralisé, rigide, épuisé.
Monarchies du Golfe : rivalités froides dans un désert brûlant
À la différence des régimes à socle démographique dense comme l’Égypte ou la Turquie, les monarchies du Golfe cultivent une autre forme d’autorité : celle d’un pouvoir stable car concentré, d’une richesse qui autorise la prévoyance, et d’une influence diplomatique souvent disproportionnée à leur taille. Mais derrière cette façade de stabilité se dissimule une compétition féroce entre pôles sunnites rivaux, au premier rang desquels les Émirats arabes unis et l’Arabie saoudite.
Longtemps considérés comme partenaires stratégiques, les Émirats et l’Arabie saoudite sont aujourd’hui engagés dans une rivalité de plus en plus manifeste, marquée par des différenciations dans leurs alliances, leurs ambitions économiques, leurs choix géopolitiques. Si Riyad revendique le leadership religieux et symbolique du monde sunnite, Abou Dhabi entend incarner une puissance post-islamique, tournée vers la technologie, la finance, la diplomatie culturelle.
Les Émirats ont fait de leur relative discrétion démographique un levier stratégique. En accueillant capitaux russes et iraniens, en servant de hub financier aux oligarques en fuite comme aux sociétés occidentales, en investissant massivement dans les universités, la cybersécurité ou les musées, ils ont transformé leur espace en plateforme d’influence globale. Dubaï est devenue une vitrine de la mondialisation capitaliste sans démocratie, un Singapour du désert.
Mais cette réussite est aussi le fruit d’un calcul géopolitique redoutable, celui de jouer sur tous les tableaux. Les Émirats entretiennent des relations cordiales avec Israël – notamment dans le cadre des Accords d’Abraham – tout en restant un point de passage officieux pour des fonds iraniens. En Afrique, leur politique est encore plus ambivalente, le soutien au général Hemedti au Soudan, alors que Riyad appuie le général al-Burhane ; implication dans la guerre au Yémen, mais avec une autonomie grandissante vis-à-vis de la coalition saoudienne. Cette « diplomatie tous azimuts » inquiète autant qu’elle fascine puisqu’elle repose sur une absence de scrupules idéologiques, mais aussi sur une maîtrise technocratique du risque.
Riyad, de son côté, supporte de moins en moins cette concurrence. Le projet Vision 2030 porté par Mohammed Ben Salmane veut repositionner l’Arabie saoudite comme le centre économique et diplomatique du monde arabe. Cela passe par une politique de relocalisation agressive. Les grandes entreprises doivent déplacer leur siège régional à Riyad sous peine de sanctions. Mais la capitale saoudienne reste perçue comme rigide, conservatrice, bureaucratique, loin du cosmopolitisme de Dubaï ou d’Abou Dhabi.
Les autres monarchies du Golfe, comme le Koweït, Bahreïn ou Oman, tentent de se maintenir à l’écart de cette rivalité, mais en subissent les effets collatéraux. Quant au Qatar, toujours marginalisé par certains de ses voisins depuis la crise de 2017, il joue sa propre partition : soft power sportif, médiatique et humanitaire, en s’appuyant sur Al Jazeera, la Coupe du monde, ou ses liens avec les Frères musulmans. Si la crise du Golfe semble apaisée sur la forme, elle n’a jamais disparu sur le fond : elle révèle un monde sunnite incapable d’unifier ses priorités, où chaque capitale poursuit sa logique d’influence propre — quitte à fragiliser l’ensemble.
La guerre du Soudan illustre cette fragmentation. Ce n’est plus un affrontement local, c’est un théâtre d’opposition entre Riyad et Abou Dhabi, entre visions concurrentes de l’ordre régional. Et c’est toute la logique du leadership sunnite qui vacille ; aucune capitale ne parvient à proposer une direction commune, une architecture sécuritaire partagée, un projet économique inclusif. Le Conseil de coopération du Golfe, censé être un pôle d’unité, est aujourd’hui réduit à une coquille formelle.
Dans cet éclatement du monde sunnite, la rivalité entre les Émirats et l’Arabie saoudite joue le rôle d’accélérateur. Elle oppose deux modèles d’autoritarisme sophistiqué : l’un techno-médiatique, l’autre mégalomaniaque. Mais ni l’un ni l’autre ne propose une véritable vision politique. Il n’y a plus de récit collectif : seulement des stratégies de pouvoir.
Palestine et Jordanie : entre blocage politique et épuisement stratégique
Au cœur du monde sunnite, la cause palestinienne est devenue l’un des révélateurs les plus amers de la déliquescence du leadership arabe. Jadis point de ralliement des peuples et des régimes, elle est aujourd’hui abandonnée, instrumentalisée ou ignorée, selon les intérêts du moment. Entre un Hamas radicalisé et militarisé dans la bande de Gaza, et une Autorité palestinienne bureaucratisée et corrompue en Cisjordanie, les Palestiniens sont doublement otages : d’un occupant sans scrupule et de représentants sans légitimité.
La division institutionnelle entre Gaza et Ramallah n’est plus simplement un clivage politique : c’est une rupture existentielle. Elle empêche toute stratégie commune, toute réponse unifiée aux offensives israéliennes, toute réactivation diplomatique. Le Hamas, issu des Frères musulmans, a vu son isolement s’aggraver après la normalisation des relations israélo-arabes — à commencer par les Émirats et Bahreïn. Son discours de résistance est largement vidé de substance, tant il repose sur la gestion autoritaire d’un territoire assiégé, où les civils paient le prix des calculs géopolitiques. L’Autorité palestinienne, quant à elle, se maintient grâce aux subsides internationaux, mais sans aucune base populaire. Mahmoud Abbas incarne une ère révolue, et aucune relève crédible ne semble émerger.
Israël, lucide sur cette fragmentation, en tire tous les bénéfices. Il instrumentalise la division pour justifier ses offensives, saboter les négociations, et avancer dans l’annexion de facto de la Cisjordanie. Les gouvernements successifs — de droite radicale ou d’extrême droite religieuse — ont acté la mort du processus de paix et banalisé la violence d’État. Dans ce contexte, les pays arabes ont choisi, pour la plupart, la stratégie de l’évitement : quelques condamnations rituelles, une aide humanitaire ponctuelle, mais aucun engagement diplomatique structurant.
La Jordanie, pourtant historiquement liée à la question palestinienne, est elle-même en situation de fragilité structurelle. Le royaume hachémite, confronté à une majorité démographique palestinienne, une crise économique chronique, une dépendance stratégique vis-à-vis d’Israël (pour l’eau) et des États-Unis (pour l’aide), tente de maintenir une neutralité tendue. L’interdiction des Frères musulmans — longtemps colonne vertébrale de l’opposition — a affaibli encore davantage le pluralisme politique. Le roi Abdallah II incarne une monarchie sous perfusion, contrainte d’équilibrer les revendications populaires, la pression régionale et la survie de ses propres institutions.
Les manifestations pro-palestiniennes y sont étroitement surveillées, les critiques contre la normalisation étouffées, et les réformes politiques limitées à des ajustements cosmétiques. La Jordanie ne joue plus un rôle actif dans la région : elle se contente de survivre. Ce repli, compréhensible mais préoccupant, renforce l’idée que les régimes arabes ont renoncé à la question palestinienne, voire à toute ambition collective.
Et pourtant, la rue arabe, elle, ne désarme pas. En Égypte, en Tunisie, en Jordanie, au Liban, les manifestations de soutien à Gaza en témoignent. Mais elles sont sans relais, sans traduction politique, sans débouché diplomatique. La fracture entre régimes et peuples est totale. La cause palestinienne reste un marqueur d’identité collective, mais elle ne structure plus l’action des États. Ce décalage entre émotion populaire et indifférence gouvernementale est devenu l’un des traits constitutifs de l’ordre arabe contemporain.
Syrie : faux départ, vraies fragmentations
Quatorze ans après le soulèvement de 2011, la Syrie ne s’est pas relevée : elle s’est transformée. À la figure glacée du despotisme baassiste incarnée par Bachar al-Assad succède aujourd’hui une autorité plus trouble, plus ambiguë, mais tout aussi problématique : celle d’un pouvoir post-dictatorial sans cap, incarné par Ahmad Al Charaa, ancien cadre islamiste passé par les marges du djihadisme, aujourd’hui converti au langage policé des conférences internationales. Cette transition de façade ne trompe personne. Le système de violence et de fragmentation territoriale reste intact, les lignes de fracture confessionnelles plus vives que jamais, et le processus de réconciliation, inexistant.
La Syrie actuelle est une mosaïque d’illusions contradictoires. Un État nominalement unifié mais en réalité éclaté entre zones d’influence russe, turque, iranienne et kurde ; gouvernement central affaibli mais toujours répressif ; population exsangue, fragmentée, méfiante. Dans ce décor post-apocalyptique, les apparences de normalité sont des simulacres. Des ministres pour signer des protocoles, des ambassadeurs pour occuper des sièges vides, et des discours de reconstruction démentis par les ruines omniprésentes.
Le pouvoir de Charaa cherche aujourd’hui à obtenir la levée des sanctions occidentales et à relancer l’aide internationale. Pour cela, il tente de se présenter comme une figure de stabilisation. Mais cette stratégie repose sur une hypocrisie fondamentale qui fait l’impasse sur la justice transitionnelle, nie la mémoire des massacres commis par le régime précédent, et refuse toute inclusion réelle des minorités, en particulier alaouite et druze, désormais perçues comme suspects potentiels.
L’épisode récent des violences visant la communauté druze dans les universités d’Alep et de Homs est emblématique de cette dérive. À l’origine, un enregistrement truqué attribué à un cheikh druze insultant le Prophète. Résultat : appels au massacre, lynchages, et silence radio des autorités. Ce silence est plus qu’un aveu : c’est une stratégie. Laisser monter la haine confessionnelle pour canaliser la peur, contrôler la rue, et réinstaurer l’ordre par le chaos. Le pouvoir joue ici une carte dangereuse, celle du « laissez-faire confessionnel », où chaque communauté devient à la fois bouc émissaire et ligne rouge.
Dans ce contexte, l’intervention israélienne se veut protectrice des Druzes — mais elle aggrave encore la perception d’une collusion, renforçant l’idée d’un “Druze agent d’Israël”, et donc traître. Le piège se referme. Ceux qui se sentent menacés par le régime le sont aussi par ses ennemis. La politique de la peur remplace toute architecture de paix.
Autre signe de fragmentation inquiétante : l’annonce par Rami Makhlouf, cousin de l’ex-président, de la création d’une milice exclusivement alaouite. Ce geste, loin d’être marginal, révèle la nature du système en place : incapable de créer des institutions transversales, il se replie sur des logiques communautaires armées. La Syrie devient ainsi un archipel de milices, où chaque région, chaque clan, chaque confession tente d’assurer sa survie à défaut d’un avenir.
Le déni du pouvoir syrien
Or le pouvoir politique refuse de nommer les tensions, encore moins de les apaiser. Le récent appel du mufti à l’apaisement — tardif, formel, isolé — n’a pas empêché les affrontements de se poursuivre dans la région de Sweida. La Syrie n’est plus un État failli : c’est un État fragmenté, où l’État lui-même est un acteur parmi d’autres, sans capacité de régulation ni horizon de légitimité.
L’internationalisation du conflit, déjà ancienne, prend aujourd’hui de nouvelles formes. La Turquie continue d’imposer ses intérêts dans le nord syrien, en y administrant des zones entières. Israël multiplie les frappes ciblées sur des positions iraniennes ou pro-iraniennes. La Russie maintient sa présence militaire, mais sans engagement politique réel. Quant aux puissances arabes, elles oscillent entre normalisation opportuniste et indifférence stratégique. Personne ne croit plus à une solution politique : chacun gère son périmètre.
Le régime, quant à lui, ne propose rien. Il ne réforme pas, ne dialogue pas, ne reconstruit pas. Il gère l’effondrement comme une routine, comme si la survie suffisait à justifier son existence. Il laisse les exils se multiplier, les minorités s’alarmer, les confessions s’armer. Et dans cet apparent calme administratif, se rejoue la tragédie d’un pays réduit à sa peur.
Liban : l’hypothèse républicaine
Tandis que la Syrie illustre le naufrage d’un État sans cap, le Liban explore, à contre-courant, une voie républicaine ténue mais structurée.
Dans un monde arabe saturé d’autoritarismes pétrifiés, de régimes de survie et d’utopies devenues poussière, une voix ténue s’élève depuis le Liban. Malgré l’effondrement bancaire, l’explosion du port de Beyrouth et une paralysie institutionnelle chronique, deux figures incarnent un possible sursaut politique : Joseph Aoun, président méthodique issu de l’armée, et Nawaf Salam, Premier ministre juriste et diplomate de carrière. Ensemble, ils esquissent une alternative inédite au sein du monde sunnite, un État fondé non sur la force ou la rente, mais sur la souveraineté juridique, le réformisme patient, et la foi dans les institutions.
Joseph Aoun n’est pas un homme providentiel, sa présidence repose sur la restauration progressive de l’autorité étatique. Neutralité, discipline, refus de l’affrontement frontal, il incarne une stratégie d’institutionnalisation silencieuse. Il place l’armée au centre de son projet, relance les administrations indépendantes, milite pour l’application de la résolution 1701 — désarmement implicite du Hezbollah — sans provoquer de rupture brutale. Nawaf Salam, ancien juge à la Cour internationale de Justice, complète ce dispositif par son autorité morale. Son gouvernement de technocrates tranche avec les coalitions confessionnelles habituelles. Son discours est sobre : désarmement, justice, réforme. Mais son action est freinée par un Parlement dominé par les clientélismes et les jeux d’obstruction. Sans majorité, sans milice, Salam s’appuie sur sa crédibilité et des relais diplomatiques. Leur stratégie commune est celle du contournement. Coopération avec les ONG, renforcement des relations bilatérales, recours aux audits et à l’expertise internationale. Réformer sans rompre, agir sans provoquer. Dans un Liban épuisé, ce réalisme modéré est déjà une forme de courage politique.
Le Hezbollah reste le facteur d’équilibre le plus sensible. Acteur central de l’État sans jamais s’y fondre pleinement, il ne peut ignorer la dynamique actuelle — ni l’empêcher totalement. Naim Kassem, secrétaire général, adopte un ton plus technocratique. Le lexique de la « résistance » s’enrichit de mots comme stabilité et développement. Mais les fondamentaux demeurent comme le refus du désarmement, le maintien d’un appareil militaire autonome, la défense d’une doctrine régionale de dissuasion. Face à l’émergence progressive d’un État crédible, le Hezbollah joue la retenue stratégique, il accepte certaines réformes sans en devenir partie prenante. Le pari du tandem présidentiel est clair : rendre cette exception de plus en plus coûteuse, symboliquement et politiquement.
La Chambre des députés, dominée par une mosaïque de blocs confessionnels, constitue l’obstacle institutionnel majeur. Réformes judiciaires, audits, modernisation de l’administration, tout y est ralenti, redéfini, neutralisé. Le Parlement joue le rôle paradoxal d’un gardien de la légalité procédurale — sans produire de décisions substantielles. Dans cette impasse, l’exécutif gouverne par circulaires, partenariats et mécanismes administratifs, au risque d’une fragilité constitutionnelle.
La société civile libanaise, moteur de la révolte d’octobre 2019, reste mobilisée mais fatiguée. ONG, syndicats, étudiants, collectifs professionnels…tous exigent des résultats concrets. Le tandem Aoun–Salam tente une stratégie d’écoute ; forums citoyens, nominations de personnalités indépendantes, consultations publiques. Mais la confiance est précaire. La population ne veut plus de symboles, elle réclame la justice, les services, la transparence. L’enjeu est de taille : si cette société civile est leur principal soutien moral, elle pourrait devenir leur juge le plus sévère. Car elle a déjà vu, trop souvent, les promesses politiques sombrer dans les compromis.
Le projet souverainiste se heurte à des dépendances massives. Économiquement, le Liban est sous assistance internationale : FMI, UE, Banque mondiale exigent des réformes avant tout financement. Énergétiquement, le pays est tributaire de ses voisins. Militairement, l’armée dépend du soutien logistique et financier des États-Unis et de la France. Diplomatiquement, le Liban évolue sous surveillance régionale. Dans ce contexte, toute décision politique devient un signal international. La souveraineté ne peut être qu’un chantier progressif, balisé par les rapports de force. Aoun avance avec prudence, il cherche à restaurer l’État, non en proclamant son indépendance, mais en réduisant peu à peu ses vulnérabilités.
Le Liban ne sera pas un modèle, mais il pourrait devenir un laboratoire. Dans un monde sunnite dominé par les princes, les militaires et les prédicateurs, il tente une voie différente, celle d’un pouvoir modeste mais légitime, fondé sur le droit et l’équilibre. Ce pari, aussi incertain soit-il, mérite d’être regardé. Il est la seule tentative en cours de réintroduire un sunnisme politique compatible avec la démocratie, la souveraineté légale et l’État civil. Si le tandem Aoun–Salam échoue, la thèse d’une fatalité autoritaire dans le monde arabe en sortira renforcée. Mais s’il tient, même partiellement, il offrira une issue. Ce n’est pas un renversement spectaculaire. C’est une reconstruction lente, ancrée dans la méthode et la résilience. Et dans la région actuelle, c’est déjà un événement.