Yves Bertossa, le premier procureur suisse, réclame en appel la même peine qu’en première instance : cinq ans de prison contre Benny Steinmetz et une « créance compensatrice » de 50 millions de francs suisses. Seule question en suspens : la justice suisse peut-elle condamner un homme qui n’est pas inquiété en Guinée, après un deal concocté par l’ancien président Nicolas Sarkozy ?
Ian Hamel, à Genève
Commençons par une devinette : est-il possible d’obtenir une concession minière de l’importance de Simandou (considérée comme la plus grosse réserve de fer mondiale) sans “bakchicher“ ? Et cela alors que la Guinée est considérée comme l’un des pays les plus corrompus d’Afrique.
C’est pourtant ce qu’a tenté d’expliquer laborieusement Daniel Kinzer, l’avocat de Beny Steinmetz. Or, n’a-t-on pas parlé toute la semaine dernière, au palais de justice de Genève, que d’intermédiaires, de gros sous passant par des circuits compliqués, et de Mamadie Touré, la quatrième épouse de l’ancien président guinéen Lansana Conté ? Après Beny Steinmetz, c’est l’autre star de ce procès, invisible car réfugié à Miami et surtout bien décidé à ne jamais venir témoigner.
En première instance, pour la défense, Mamadie Touré n’était pas un épouse, mais une simple maîtresse, illettrée, vivant dans une cabane pourrie. Aujourd’hui, c’est “La Lady“ qui organisait des réunions ministérielles et donnait des ordres aux membres du gouvernement guinéen.
Les faveurs du président
Beny Steinmetz, qui a longtemps bourlingué en Afrique, peut-il ne pas ne pas se douter que pour obtenir une concession, il faut forcément donner aux “bonnes œuvres“ ? C’est pourquoi il passe des contrats avec des intermédiaires locaux, notamment avec le Français Frédéric Cilins. Ces intermédiaires vont empocher plus de 30 millions de dollars de Beny Steinmetz Group Resources (BSGR).
Certes, Beny Steinmetz n’a pas mis lui-même les doigts dans le pot de confiture. Mais il a bien chargé des “apporteurs d’affaires“ « d’acheter les faveurs du président », lâche Yves Bertossa. Le premier procureur ironise sur les arguments de la défense : « On nous explique que comme le projet présenté par BSGR est le meilleur, qu’il est fantastique, on n’a pas eu besoin de corrompre…». Mais si tout est normal, pourquoi autant de dissimulations.
« Il faut détruire les documents! »
Le fils de l’ancien procureur général Bernard Bertossa ne se gêne pas pour railler ce grand groupe minier qui fonctionnerait sans avoir de chef. En effet, Beny Steinmetz ne serait qu’un simple conseiller, un ambassadeur de son groupe, pas forcément écouté et pas forcément mis au courant de tout ce qui s’y passe. « Ce n’est pas sérieux. Même s’il n’a pas de position officielle définie, tout le monde le considère comme le patron, le “Number One“ (…) Il intervient dans le processus décisionnaire. C’est lui qui valide les paiements », lance le magistrat.
Et surtout, comment contester les écoutes réalisées par le FBI ? Lorsqu’il se rend aux États-Unis pour rencontrer Mamadie Touré, Frédéric Cilins ignore que l’ancienne épouse du président guinéen a passé un accord avec le principal service fédéral de police judiciaire américain, et que ses déclarations sont enregistrées. Très clairement, Frédéric Cilins demande à Mamadie Touré de mentir, de raconter qu’elle n’a jamais perçu d’argent. « Tu dis que tu n’as rien à voir, que tu ne t’es jamais occupé de quoi que ce soit ». Et surtout, il lui propose des millions pour détruire des documents. « Il faut détruire les documents. Urgent ! urgent ! urgent ! Tout détruire. Il faut nier », conseille-t-il à “La Lady“, qui était présentée comme une horrible sorcière par la défense en première instance.
Quelle est la compétence de Genève ?
Pour le premier procureur, « ces écoutes du FBI, c’est un aveu. C’est comme de l’ADN dans une affaire d’agression ». Yves Bertossa requiert les mêmes peines que celles infligées par les premiers juges : 5 ans pour Beny Steinmetz pour corruption d’agents publics étrangers et faux dans les titres, 3 ans et demi pour Frédéric Cilins pour corruption d’agents publics étrangers. Enfin, deux ans avec sursis pour une administratrice du groupe qui obéissait aux ordres du groupe sans trop se poser de questions. Yves Bertossa pose la question, sans y répondre : « Qu’est-ce qui est le plus grave ? Corrompre ou être corrompu ? ».
La défense, qui réclame l’acquittement pour le fondateur de BSRG, compte jouer sur les fils trop ténus qui fondent la compétence de la justice suisse. S’il y a eu corruption, elle a eu lieu en Guinée, pas entre lacs et montagnes. Or, en 2019, Nicolas Sarkozy, redevenu avocat, a réussi à obtenir un accord à l’amiable entre Beny Steinmetz et Alpha Condé, le président qui a succédé à Lansana Conté (décédé en 2008). Conakry n’a plus rien à reprocher à Beny Steinmetz Group Resources.
Alors, pourquoi Genève met-elle son nez dans cette affaire ? Si la Suisse, sous la pression des États-Unis et de l’Union européenne, n’accepte plus de planquer dans les coffres de ses banques l’argent de la corruption, du crime organisé et les bas de laine de tous les kleptomanes de la planète, en revanche, elle a gardé son rôle de “facilitateur“. Les montages les plus audacieux continuent d’être élaborés dans des cabinets d’avocats d’affaires et des fiduciaires sur les bords des lacs de Genève, de Lugano et de Zurich. Les millions versés à Mamadie Touré ont bien transité par la Cité de Calvin.
Procès Steinmetz (volet IV), ce magnat des mines qui méprisait l’intendance