Frontalier de la Mauritanie, qui a connu les affres du terrorisme, mais aussi du Mali toujours confronté aux agissements des filiales d’Al-Qaïda et de l’Etat islamique, le Sénégal ne baisse pas la garde face à la progression de la menace terroriste au Sahel. La vigilance est d’autant plus de mise qu’une attaque terroriste a été récemment enregistrée à Kayes, non loin de la frontière commune sénégalo-malienne, en face des régions minières de Kédougou et Tambacounda, au Sénégal. Entre création d’unités spécialisées et développement d’activités économiques et sociales, le tandem Bassirou Diomaye Faye/Ousmane Sonko, à la tête du Sénégal, affine sa stratégie pour anticiper la menace et prévenir la contagion djihadiste.
L’attaque terroriste perpétrée le 19 février près de Kayes, région située sur la frontière commune sénégalo-malienne, non loin des villes sénégalaises de Kédougou et Tambacounda, a sonné comme une piqure de rappel à Dakar. En réalité, le pays n’avait pas attendu cet épisode pour parer à la menace terroriste dans une Afrique de l’Ouest est en proie ces dernières années à une instabilité sécuritaire.
Dans un entretien avec le correpondant de Mondafrique à Dakar, Demba Dieng, le journaliste énégalais Mamadou Mouth Bane, expert reconnu sur les problématiques sécuritaires et auteur de quatre livres sur la criminalité djihadiste, analyse la menace terroriste qui plane sur le Sahel, aggravée par l’échec du G5 Sahel et qui ne peut que provoquer des inquiétudes légitimes dans un Sénégal ssur le qui vive.

« Les djihadistes ont tué 18 900 personnes en Afrique en 2024 ».
Mondafrique Comment appréciez vous aujourd’hui les récentesd mesures de prévention prises par le gouvernement sénégalais pour lutter contre le terrorisme ?
Mamadou Mouth Bane Ces derniers mois, plusieurs jeunes membres de groupes terroristes ont été arrêtés par les services sénégalais et jugés, sans que les média ne soient prévenus. C’est une démarche efficace qui permet d’épargner aux populations des inquiétudes que la diffusion d’informations sur de tels sujets ne manquerait pas de provoquer.
Le Gouvernement a sollicité un soutien de l’Union européenne pour renforcer la sécurité au Sud est du Sénégal. On peut s’attendre peut-être à un renouvellement du mandat du Groupe d’Action Rapide de Surveillance et d’Intervention (GARSI) dont l’objectif est de renforcer les moyens de la gendarmerie sénégalaise à lutter contre la menace terroristeGARSI.
Le Ministre des Forces armées le Général Biram DIOP a effectué une mission très importante au Mali. Le choix de ce pays n’est pas fortuit. Sa visite au Mali a eu lieu le jeudi 6 février 2025. C’est dans le cadre de la coopération militaire bilatérale entre le Mali et le Sénégal. Il a eu un entretien avec le ministre de la Défense et des Anciens Combattants, du Mali, le Général de Corps d’Armée Sadio CAMARA. Au cours de cette visite, le Ministre sénégalais a parlé de la situation sécuritaire au niveau du fleuve Falémé qui accueille plusieurs maliens et d’autres étrangers. Après la fermeture des sites d’orpaillage autour du fleuve Falémé, il souhaite que le Mali joue sa partition pour renforcer la sécurité dans les frontières, par la surveillance des mouvements des populations et des voix d’accès sur les territoires entre les deux pays.
La coopération militaire entre Dakar et Bamako est plus que nécessaire pour empêcher les forces violentes d’enjamber la frontière pour s’installer sur le territoire sénégalais. Il faut saluer la démarche du Ministre des Forces armées le Général Biram DIOP. Car, il est persuadé de l’urgence d’impliquer le Mali dans la stratégie préventive du Sénégal.
Rappelons que depuis plusieurs années, des dispositions sont prises par la Cellule de Lutte Anti-terroriste (CLAT) pour encourager l’alerte précoce avec les chefs de village et les notables dans les villages frontaliers. D’autres initiatives ont été prises dans le cadre de la sensibilisation et de la coopération interétatique.
Mondafrique. Plus généralement, comment analysez-vous de façon globale la situation sécuritaire dans le Sahel ?
Mamadou Mouth Bane La situation sécuritaire du Sahel est très compliquée. Et les raisons sont multiples. D’abord, en partant de faits récents, on peut rappeler que le Sahel a connu l’échec du G5 Sahel. Après la mort d’Idriss DEBY en 2021 suivi des coups d’Etat contre Ibrahima Boubacar KEITE (IKB) au Mali, contre Rock Kabore au Burkina Faso et contre Mohamed BAZOUM au Niger, le G5 Sahel est sombré dans une léthargie très profonde. Au moment où ces Etats connaissent des crises politiques, les groupes terroristes s’organisent et se renforcent sur les 03 territoires : Mali, Niger, Burkina Faso. Au-delà de ces instabilités politiques, ces pays souffrent de la rivalité entre les puissances étrangères dans la région du Sahel.
Lorsque, l’Alliance des Etats du Sahel (AES) est née, la Russie a vu sa position se renforcer au détriment de la France dont l’armée a été chassée. On sent au Sahel une prolongation du conflit ukrainien entre l’Occident et la Russie. D’ailleurs, le départ des Forces européennes de Takuba du Mali fait suite à l’accord militaire entre Moscou et Bamako. La France sera accusée d’être la tutrice de la CEDEAO qui a pris des sanctions contre les juntes des pays de l’AES. Dans ce même contexte, l’Ukraine, alliée de l’Union européenne a été accusée d’avoir aidé les forces Touaregs pour perpétrer les attaques contre les FAMAS/Wagner dans la région de Tinzawatin.
Le Centre d’études stratégiques de l’Afrique, a révélé dans sa dernière étude que les groupes djihadistes ont provoqué la mort de 18 900 personnes en Afrique en 2024.
La rivalité des puissances étrangères au Sahel ne devrait pas avoir lieu. Car, les Etats africains doivent tirer le maximum de ces pays qui disposent d’assez de moyen pour participer dans la lutte contre l’insécurité. Comme je l’ai bien expliqué dans mon dernier ouvrage intitulé : «Insécurité au Sahel : Sortir de la crise », il ne s’agit pas de chasser Paris et Washington pour héberger Moscou. Les juntes doivent s’ouvrir à toutes les puissances capables de les aider. Les pays du Sahel doivent éviter les parrains hostiles à la paix qui cherchent à faire du Sahel un champ de tir.
Mondafrique
Mamadou Mouth Bane La lutte contre le terrorisme au Sahel doit s’opérer dans un cadre global. Aucun Etat ne peut réussir seul cette lutte, car la coopération est nécessaire. Les pays de l’AES (Mali, Burkina et Niger) et de la CEDEAO qui ont cette menace en commun, sont tenus de coopérer. Puisque les groupes terroristes constituent une menace transfrontalière qui ne font pas de distinction entre AES et la CEDEAO. Les dirigeants doivent mettre en place une stratégie communautaire globale avec l’aide des puissances étrangères qui acceptent de coopérer dans ces conditions transparentes sans aucune intention malveillance.
Les pays du Sahel n’ont pas les moyens nécessaires pour éradiquer le terrorisme. Là où les Etats-Unis, la France et d’autres pays développé ont échoué dans la lutte contre le terrorisme malgré leur puissance militaire, les pays du Sahel n’ont que peu de chances de réussir. Alors, l’unique solution est de changer d’approche en misant sur une démarche sociale et économique. Le tout militaire ne saurait être la solution.
Mondafrique. Ces derniers temps n’ont-ils pas été marqués par une accalmie?
Mamadou Mouth Bane. Oui, mais l’expérience a démontré qu’à chaque fois que les groupes terroristes observent une pause, c’est pour préparer d’autres attaques. Donc, le silence de ces derniers temps devrait alerter les autorités dans tous les pays exposés à la menace. Avec cette alliance FLA/GSIM contre les FAMAS/Wagner, il faut s’attendre à une détérioration progressive de la sécurité au Nord du Mali et chez les voisins.
Mondafrique. La ville de Kayes au Mali a subi une attaque terroriste. Le Sénégal, par sa proximité, est-ol menacé ?
Mamadou Mouth Bane. Les groupes terroristes ont perpétré des attaques au mois de Janvier 2025 à Kayes au Mali. Cette localité se trouve à quelques centaines de kilomètres des villes sénégalaises de Kédougou et de Kidira. Tous les pays du Sahel et de l’Afrique de l’Ouest sont exposés, Sénégal y compris.
Pour mieux camper la problématique, il n’est pas inutile de faire un rappel du contexte historique. Cela permet de comprendre l’évolution de la crise sécuritaire.
En 2013, les trois foyers terroristes étaient : Kidal, Gao, Tombouctou. Grâce à l’armée française, les groupes terroristes ont été stoppés au centre du Mali dans la ville de Sévaré. Parce qu’ils voulaient progresser vers le Centre et le Sud du pays.
Mondafrique. L’intervention de l’armée française en 2013, sur la demande du Mali, a-t-elle réussi à freiner la progression des groupes terroristes vers le centre et le Sud du territoire malien?
Mamadou Mouth Bane Certainement, l’Opération Serval, puis l’Opération Barkhan et len fin Task Force européenne « Takuba » ont permis de contenir les offensives terroristes et de stabiliser la situation sécuritaire dans le pays. Mieux, ils ont été repoussés vers les frontières algériennes au Nord. Seulement, depuis le départ de l’armée française du Mali, du Niger et du Burkina Faso, les groupes terroristes se sont repositionnés dans le pays et dans toute la zone. Ils ont renforcé leur dispositif dans le Liptako Gourma, c’est-à-dire sur les territoires nigérien, Burkinabe et malien. Il faut dire qu’après le départ de l’armée française, Bamako, Niamey et Ouagadougou ont été coupés des sources de renseignement technique très précieux. En matière de surveillance aérienne, de capture d’image, d’analyse et d’interprétation de renseignement, ces 03 pays étaient très limités. C’est d’ailleurs ce qui avait poussé les juntes à accélérer la signature d’accords militaires avec Moscou pour combler leur déficit en renseignement technique.
En Juillet 2024, les Forces armées maliennes (FAMAS) ont perdu plusieurs hommes dans des attaques prés des frontières algériennes à Tinzawatin. Malgré l’appui du groupe Wagner, ce fut une défaite sanglante des FAMAS qui ont accusé les groupes rebelles Touaregs. D’ailleurs, ces accusations de Bamako contre ces rebelles ont été confirmées par l’accord du 4 Mars 2025, entre le Front pour la Libération de l’Azawad (FLA) et le Groupe de Soutien de l’Islam et des Musulmans (GSIM). Ces deux mouvements ont décidé de mener leurs opérations ensemble au nord Mali. Ce sera alors FAMAS/Wagner contre l’alliance FLA/GSIM.
Mondafrique. Comment jugez vous la situation sécuritaire au Mali?
Mamadou Mouth Bane Le 17 Septembre 2024, un événement majeur s’est déroulé à Bamako. Les groupes terroristes se sont déplacés vers la capitale malienne pour marquer un grand coup par les attaques contre l’école de gendarmerie dans le quartier de Faladiè et contre la base aérienne des forces armées maliennes à Bamako. Pour la première fois, les groupes terroristes ont réussi à frapper au cœur de Bamako et dans des lieux stratégiques : Aéroport, école de la gendarmerie. Cela démontre un relâchement des services de renseignement et une somnolence des Forces de défense et de sécurité maliens.
Le 19 Janvier 2025, une autre attaque s’est produite prés de la ville de Kayes. Cette offensive terroriste est une alerte évidente pour le Sénégal. Car, si nous faisons une analyse lucide de la progression des groupes terroristes du Nord vers le Sud du Mali, en traversant la capitale Bamako, nous aurons véritablement des craintes. Comment les groupes violents ont-ils réussi à traverser tout le territoire malien jusqu’à sud (de Kidal à Kayes), sans tomber sur aucune résistance des forces maliennes ? C’est de la défaillance des services maliens. Cette situation de fragilité dévoilée par les défaillances du côté malien devrait interpeler les autorités sénégalaises.
Par ailleurs, cette progression facile des groupes terroristes sur le territoire s’explique par la tendance de la junte à accentuer ses forces uniquement dans les zones urbaines. C’est le propre de toutes les juntes qui pensent plus à sécuriser la capitale au détriment des régions frontalières et des territoires ruraux. C’est ainsi que les forces violentes profitent de ces failles dans le dispositif sécuritaires des juntes, pour se repositionner sur le territoire afin de lancer des offensives.
Mondafrique Commen évaluez vous le risque sécuritaire au Sénégal?
Mamadou Mouth Bane L’Etat du Sénégal où la situation est préoccupante a fait une excellente lecture de cette situation. Les Forces de Défense et de Sécurité (FDS) sénégalaises se sont déployées dans les zones frontalières pour renforcer la sécurité, surtout au niveau des villages situés le long des frontières. Certes, aucune stratégie n’est infaillible toutefois, reconnaissons que les FDS sénégalaises veillent avec l’appui des services de renseignement à Kédougou, à Kidira, à Salémata, à Bembou, Missirah et surtout dans les zones situées le long du Fleuve Falémé plus particulièrement dans les sites d’orpaillage.