À l’occasion des Jeux Olympiques de Paris 2024, Mondafrique vous présente les pionniers africains des JO. Episode numéro 2 avec le Kényan Kipchoge Keino, médaillé d’or en 1968 et en 1972 sur 1500 mètres puis 3000 mètres steeple.
L’Ethiopie a Abebe Bikila, le Kenya Kipchoge Keino. Et si contrairement à son prédécesseur au panthéon olympique, le second n’est pas le tout premier médaillé d’or de son pays (il y eut Naftali Temu quelques jours avant lui sur 10 000 mètres à Mexico en 1968), « Kip » Keino reste sans conteste le coureur kényan le plus doué et le plus marquant. De sa foulée légère et ample, gracile mais déterminée, Keino a comme Bikila décroché l’or dans deux olympiades consécutives : sur 1500 mètres à Mexico en 1968 et sur 3000 mètres steeple à Munich quatre ans plus tard.
Et pourtant, son premier sacre aurait bien pu ne jamais avoir lieu. Sur 10.000 mètres, alors qu’il menait la course, Keino avait dû abandonner, victime d’un malaise à deux tours de l’arrivée. Contre l’avis des médecins, le représentant de la tribu des Kalenjins, originaire de la vallée du grand Rift, décide de prendre le départ du 5000 et du 1500 mètres en dépit des calculs biliaires dont il souffre. L’incroyable coup double se produit : deuxième du 5000, Keino remporte le 1500 en surclassant le favori américain Jim Ryun. Son temps de 3mn44s91 épate tous les observateurs. Réussi à 2200 mètres d’altitude, ce chrono fait basculer le demi-fond dans une dimension nouvelle.
De la garde rapprochée de Jomo Kenyatta…
Né le 17 janvier 1940 à Kipsamo, un petit village près des Nandi Hills, dans le sud-ouest du Kenya, Kipchoge Keino. Il n’a que quatre ans lorsque sa mère décède pendant un accouchement. Comme il est de tradition au Kenya quand le père est veuf, le fils est envoyé chez ses grands-parents pour y être élevé. Activités de plein air, sportives notamment, et corvées pour la ferme composent son quotidien. À l’âge de 10 ans, il rejoint la maison de son oncle pour garder seul son troupeau de chèvres. Les choses se passent mal entre le jeune garçon et son aîné, qui le bat régulièrement. Deux ans plus tard, son père trouve enfin les fonds pour envoyer le petit Kipchoge suivre des études.
C’est au cross de son école que le futur double champion olympique découvre ses grandes qualités de coureur de fond. Même s’il doit quitter l’école à 16 ans, faute d’argent pour poursuivre son cursus, Kip s’est découvert une première vocation : celle de la course. Après avoir commencé à se faire remarquer dans les cross de sa région, il est recruté par la police. Son rythme d’entraînement ressemble de plus en plus à celui d’un athlète de haut niveau. Après avoir intégré la garde rapprochée de Jomo Kenyatta, leader Mau Mau devenu le premier président du Kenya, Kipchoge Keino est ensuite affecté à l’école d’entraînement de la police à Kiganjo. Il y trouve des conditions d’entraînement optimales pour cultiver ses aptitudes. La suite, l’athlète l’écrira sur les pistes de Mexico puis de Munich.
… aux Lauriers Olympiques
Au-delà de ses succès et de l’admiration suscitée par son parcours, Kip Keino a acquis par la suite une dimension supplémentaire. Après son doublé olympique, le coureur restera comme le pionnier, le précurseur d’une écrasante domination kényane qui ne s’est pas démentie depuis. L’après-carrière de ce champion hors-normes fut en revanche plus contrastée. Longtemps, il fait figure de modèle de reconversion réussie. Sa participation à une éphémère ligue d’athlétisme professionnel durant les années 1973-1974 lui permet d’empocher quelques milliers de dollars. Avec ces gains, le champion fraîchement retiré des tartans acquiert des terres et crée son orphelinat. Un procès l’opposera plus tard aux descendants des anciens occupants du domaine.
Resté influent dans l’athlétisme de son pays, Keino n’a pas sa langue dans sa poche. « Entraîneur de l’équipe nationale, il n’avait jamais digéré les boycotts des Jeux de 1976 et 1980. Au tournant de 2000, ce franc-parleur s’agaçait des nouvelles générations se brûlant les ailes au soleil de gains rapides et dénonçait les carences de la Fédération kényane. Il s’en prenait aussi aux agents occidentaux venus pour ‘exploiter’ les talents locaux », relatait en 2018 le quotidien sportif français L’Équipe. Personnalité marquante et respectée à travers le monde, Kipchoge Keino sera le premier à être honoré par les Lauriers olympiques en 2016, cette récompense créée par le CIO dans le but d’honorer une personnalité pour sa « contribution remarquable à la vision, à l’idéal ou aux valeurs de l’olympisme dans le domaine de la culture, du développement ou de la paix par le sport ».
Des soupçons de corruption
Réputé intègre, c’est à lui que sont confiés les rênes du comité olympique kényan (NOCK) en 1999, quand son prédécesseur Charles Mukora fut emporté par le scandale de l’attribution des Jeux de Salt Lake City. Parmi ses chevaux de bataille à ce poste, la lutte contre les naturalisations à coups de pétrodollars, pratiquées en particulier par le Qatar. Keino pèse ainsi de tout son point pour que le néo-Qatari Saif Saaeed Shaheen, autrefois connu sous le nom de Stephen Cherono, ne participe pas aux Jeux Olympiques d’Athènes en 2004. Une application stricte du règlement olympique qui, sauf avis favorable du comité olympique d’origine, oblige les athlètes concernés à être naturalisés depuis au moins trois ans pour être sélectionnables.
La suite va venir quelque peu ternir cette réputation de rectitude. Le 15 octobre 2018, sept dirigeants sportifs kényans sont inculpés pour corruption et détournement de fonds lors des Jeux Olympiques de Rio de Janeiro de 2016. Parmi eux figurent Kipchoge Keino, qui occupait alors le poste de président du comité olympique de son pays. L’ancien médaillé d’or est accusé d’avoir payé à son fils Ian un billet d’avion et ses frais de séjour à Rio à hauteur de 21 300 euros. Quatre jours plus tard, son statut est modifié pour passer à celui de simple témoin à charge. Alors âgé de 78 ans, le double champion olympique est libéré des charges pesant à son encontre. « Nous arrivons dans ce monde sans rien… Et nous en repartons avec rien, avait déclaré Kipchoge Keino lors de la réception des Lauriers olympiques, en 2016. Ce que nous apportons à la communauté est notre héritage. » Le sien reste la domination jamais démentie des athlètes kényans en fond et en demi-fond olympique.